Après l’attaque de Sousse qui a fait 39 morts, Michael Béchir Ayari, expert de l’International Crisis Group pour la Tunisie, revient sur l’impact sur la démocratie tunisienne de cet attentat, et les conditions pour faire face à la menace terroriste.
Après celui du Bardo, ce nouvel attentat peut-il fragiliser la jeune démocratie tunisienne?
C’est à craindre. Après l’attentat contre le musée du Bardo, le 18 mars, les principales composantes de l’alliance au pouvoir avaient tenu un discours relativement unitaire. Le souvenir de l’attentat contre Charlie Hebdo était encore très présent. On avait alors ramené le débat sur le terrain de la sécurité et de l’unité nationale contre la barbarie, sans chercher outre mesure à incriminer tel ou tel parti. Les gens demandaient seulement plus de fermeté. D’autant plus que Nidaa Tounès, le principal parti au pouvoir, avait fait campagne sur la restauration de l’autorité de l’Etat.
Et aujourd’hui ?
Entretemps, les tensions sociales et régionales se sont réveillées. La Tunisie a connu plusieurs mouvements sociaux. Des émeutes se sont produites près de la frontière libyenne après l’instauration d’une taxe de sortie imposée aux étrangers quittant le territoire. Depuis l’attentat de Sousse, vendredi, les réactions sont beaucoup plus virulentes qu’après l’attaque du Bardo. Des membres de Nidaa Tounès ont même accusé la mobilisation « Où est le pétrole », lancée en mai pour exiger plus de transparence sur les ressources naturelles du pays, d’avoir affaibli le gouvernement. Le secrétaire général de Nidaa Tounès a appelé à la création de comités de défense populaires, tandis que plusieurs éditorialistes et intellectuels proches de Nidaa Tounès s’en prennent au parti Ennahda, alors que le discours anti-islam se fait plus virulent. Ces propos font abstraction d’une large partie de la population, oubliant que près de la moitié des Tunisiens se sont prononcés en faveur de ce parti et de ses alliés. Les mesures adoptées après l’attentat risquent d’être contreproductives: la fermeture autoritaire de plusieurs mosquées, l’interdiction du mouvement salafiste Hizb Ut-Tahrir, le contrôle d’organisations caritatives islamiques.
Fermer des mosquées salafistes n’était pas une bonne idée?
Certes il fallait reprendre le contrôle d’un certain nombre de de lieux de culte illégaux aux mains des radicaux ; mais cela ne peut se faire sans accompagnement et pédagogie au sein des quartiers populaires. On en revient au discours de Zine el Abidine Ben Ali qui parlait de « tarir les sources religieuses du terrorisme ». Même, le Hizb Ut-Tahrir qui est très radical, refuse la violence, il pourrait être contrôlé et pourrait contribuer à canaliser la frange de la jeunesse tentée par le djihadisme, plutôt que dissout.
Quelles mesures peuvent être prises pour faire face à la menace terroriste ?
Aujourd’hui, il n’y a tout simplement pas de politique publique sécuritaire ; les services de sécurité sont désorganisés, dénués de stratégie. Une véritable police efficace et professionnelle, consciente de ses intérêts de corps et dont la mission serait discutée sur le plan démocratique, reste à créer. L’appareil sécuritaire doit être réformé, avec un réel travail d’amélioration de la gestion des ressources humaines, de la formation initiale et continue. Il faut aussi oeuvrer à la prévention, se consacrer aux populations à risque, mettre en place une campagne de lutte contre le suicide et la violence, dynamiser la vie communautaire dans les quartiers populaires par exemple. Il faudrait aussi collaborer avec les mosquées des quartiers sensibles, tirer profit des capacités d’encadrement des confréries soufis et du mouvement Ennahda, pour qu’un autre langage que celui du bâton soit diffusé auprès de la jeunesse. Faire rêver plutôt que de se contenter de réprimer. Je ne parle là que de l’aspect sécuritaire. Il va de soi que résoudre les déséquilibres sociaux et économiques et régionaux sont aussi des conditions indispensables pour réduire le vivier de potentiels djihadistes.
Justement, quels facteurs expliquent le nombre élevé de Tunisiens dans la mouvance djihadiste?
Les raisons sont multiples. Le pays a une tradition d’envoi de combattants dans les causes arabistes et islamistes. Ce n’est pas nouveau. De plus, de nombreux réseaux se sont développés après la révolution lorsque la mouvance salafiste-djihadiste était totalement libre de ses mouvements. De nombreux facteurs psychosociologiques jouent également un rôle à mon sens. Les dysfonctionnements de la police qui se manifestent notamment par sa petite corruption et sa brutalité et les mauvaises conditions carcérales, ont parfois pour effet de radicaliser une partie de la jeunesse populaire. On peut ajouter le sentiment d’étouffement de nombre de jeunes célibataires, obligés de subir l’autorité parentale, faute de revenus ; la frustration sexuelle de ceux qui ne peuvent se marier, pour les mêmes raisons et qui cherche à éprouver leur virilité et leur liberté en partant se battre en Syrie ou en Irak. Mais aussi la haine de classe qui se développe de plus en plus, le sentiment d’indignité lié à l’absence d’acquisition d’un statut social malgré la possession d’un niveau d’études supérieures ; et enfin le dépit, quatre ans après la révolution, de voir que si peu de choses ont changé.