La présence de combattants tunisiens au sein de la filiale libyenne de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (EI) inquiète de plus en plus Tunis, qui doit déployer tous ses moyens pour contrer une menace terroriste grandissante sur son sol. Pourtant, l’attraction exercée par le jihad sur la jeunesse tunisienne n’est en rien une nouveauté.
46 morts du côté des jihadistes de l’Etat islamique, 13 du côté de l’armée et de la police. C’est le bilan des attaques terroristes de la journée du 7 mars, dont on se souviendra longtemps. Survenue à Ben Guerdane, ville du sud-est de la Tunisie et frontalière avec la Libye, l’attaque est venue compléter une série d’attentats perpétrés eux aussi par des organisations terroristes. Sousse, Bardo, Ben Guerdane, Jebel Châambi… Autant de territoires où la terreur jihadiste a pu s’exprimer ces derniers temps, sous le regard apeuré des Tunisiens, majoritairement peu favorables à l’islam politique. Pourtant, l’ « apport » de la Tunisie au jihad global est considérable : le territoire central de l’EI, composé de l’Irak et de la Syrie, et sa principale filiale située en Libye ont tous les deux la particularité de compter de nombreux Tunisiens parmi leurs combattants étrangers.
Libéralisation des mœurs
Pour bien comprendre les raisons d’une telle prolifération de sympathisants et de combattants tunisiens au sein de l’EI et d’autres groupes jihadistes, il ne faut pas seulement remonter à la révolution tunisienne. Si c’est la libération de prisonniers islamistes dans le cadre de l’amnistie générale post-révolution qui est souvent pointée du doigt, encore faut-il s’interroger sur le parcours et les influences de ces militants jihadistes tombés dans les bras de la violence terroriste. Car la société tunisienne était déjà, bien avant la révolution, sous l’emprise d’un bouleversement culturel qui a poussé certains de ses jeunes à se définir selon des critères religieux et identitaires. Des entretiens réalisés par le Crisis Group, rapportés dans un compte-rendu intitulé « Tunisie : violence et défi salafiste » paru en 2013, jettent une lumière crue sur la perturbation de certains jeunes face, notamment, à l’évolution culturelle de la Tunisie.
La modification de l’équilibre des rôles entre l’homme et la femme au sein du noyau familial, assimilée à une « occidentalisation du mode de vie » tunisien, ainsi que la conflictualisation des rapports parents-enfants ont posé dans l’esprit de ces jeunes la question des retombées de la libéralisation des mœurs.
Par ailleurs, le lancement de la « guerre contre le terrorisme » par l’administration de George W. Bush à l’aube des années 2000 et le discours perçu comme profondément antireligieux qui domine les débats sur la question du jihadisme au sein des sociétés occidentales leur rappelle la politique anti-terroriste et, plus généralement, l’attitude du régime de Ben Ali vis-à-vis des individus appartenant de manière ostensible à la sensibilité salafiste.
Les imams nommés par le ministère de l’intérieur sont pour leur part considérés comme des suppôts du pouvoir, incapables d’apporter des réponses à leur malaise identitaire ni d’opérer une mobilisation politique contestataire contre la politique laïcisante et liberticide de l’ancien régime. Dans ce contexte, ces jeunes ont commencé à se tourner vers le discours radical et salafiste de prédicateurs étrangers relayés par des chaînes de télévision saoudiennes.
Mais le salafisme, loin d’être une mouvance monolithique, renferme plusieurs courants qui parfois entrent en concurrence les uns avec les autres. La tendance salafiste dite quiétiste s’inscrit dans une démarche de réislamisation non violente de la société et prône un retour à l’islam des origines par la prédication. Elle s’oppose à la prise du pouvoir par l’action armée qui, elle, est ardemment défendue par le salafisme jihadiste. Bien qu’il puise sa doctrine dans la même matrice idéologique et religieuse que celle du salafisme quiétiste, le jihadisme s’en démarque par la méthode censée faire advenir le retour du religieux sur la scène politique et sociale. Les jihadistes sont en effet déterminés à renverser les régimes politiques autoritaires du monde arabe, perçus comme « apostats », et souhaitent une application immédiate de la Charia.
Des revendications politiques
Or, bien que le salafisme quiétiste semble être le courant dominant dans la société tunisienne, la mouvance jihadiste attire de plus en plus de Tunisiens. Le phénomène du jihad global apparu en Afghanistan à partir de la fin des années 1970 va devenir de plus en plus attractif pour certains militants islamistes tunisiens au cours des années 2000, marquées par les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Plusieurs Tunisiens ont ainsi joué un rôle significatif au sein d’al-Qaïda. Parmi eux, le célèbre Abou Yadh – Seifallah Ben Hassine de son vrai nom, fondateur d’Ansar al-Charia après sa sortie de prison en 2011 – qui fut directement lié à l’attentat-suicide qui a tué à la veille du 11 septembre 2001 le commandant Massoud, chef afghan de la résistance aux Talibans. Et c’est à travers une cellule terroriste tunisienne – le Groupe Combattant Tunisien – créée en 2000 par Abou Yadh et Tarek Maaroufi, en collaboration avec al-Qaïda, que l’entraînement de certains candidats au jihad avait pu avoir lieu à Jalalabad, en Afghanistan.
Il n’aura pas fallu longtemps pour que la Tunisie rentre dans le viseur d’al-Qaïda. L’attentat-suicide du 11 avril 2002 effectué devant la synagogue de la Ghriba, à Djerba, et dont le bilan s’élève à 21 morts a ainsi été mené par un franco-tunisien entraîné dans les camps d’al-Qaïda. Les motivations de ce dernier ont été exprimées dans un testament retrouvé dans la cache d’une cellule terroriste à Karachi, où il fait notamment part de « sa haine des juifs, des Américains et des régimes arabes impies qui empêchent leurs ressortissants de participer au jihad contre Israël ».
Des trajectoires complexes
A ce stade, il semble que la répression opérée par l’ancien régime contre des individus perçus comme « radicalisés », conjuguée au basculement de la Tunisie dans la modernité, ait pu jouer un rôle de choix dans l’apparition du phénomène jihadiste en Tunisie. Il manque toutefois des données de terrain – l’idéal étant de procéder à des entretiens avec les jihadistes eux-mêmes, comme le font certains journalistes occidentaux – pour mettre en lumière avec précision les facteurs sociaux et politiques qui ont mis les jeunes Tunisiens sur la voie du salafisme jihadiste. S’agit-il d’un engagement venu combler une relégation sociale ? Un déclassement économique ? Une absence de transcendance dans la vie sociale ? Un malaise identitaire issu du sentiment d’être une minorité dans une Tunisie de plus en plus sécularisée ? Peut-être tout cela à la fois. Peut-être qu’il existe autant de motivations que de jihadistes. Une chose est sûre, l’attractivité du jihad armé pour les Tunisiens n’a certainement pas été éteinte par la fin de la guerre d’Afghanistan, ni par la disparition du leader charismatique d’al-Qaïda en 2011. Celle-ci, tout comme son rival « Etat islamique », n’a jamais absorbé autant de combattants tunisiens que depuis la révolution…
Nejiba Belkadi
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