Par Mourad EZZINE
Pourquoi est-il si difficile de réformer l’économie Tunisienne et comment y arriver ? La Tunisie est dotée de femmes et d’hommes très capables et bien représentés dans ses gouvernements successifs, a accumulé une somme de connaissances substantielles sur les réformes nécessaires, est dotée d’un système politique démocratique et inclusif, et peut compter sur un grand nombre d’amis sur la scène internationale. Alors pourquoi fait-on du surplace depuis 6 ans ? A mon avis cette lenteur est essentiellement due à la crainte des troubles sociaux et des conflits. Cette crainte paralyse littéralement chaque gouvernement dès qu’il s’installe.
Est-ce que cette crainte est exagérée ? Malheureusement elle ne l’est pas, pour deux raisons : (i) nous sommes dans la partie du monde où les conflits sont les plus nombreux et où le risque d’extension de ces conflits aux pays limitrophes est bien réel ; (ii) les inégalités sociales et régionales sont énormes et sont exacerbées par une paupérisation constante de la classe moyenne. Les troubles récents à Ben Guerdane, Fernana et autres prouvent que ce n’est pas les étincelles qui manqueraient pour ceux qui voudraient attiser un feu. Dans les prochaines années il faudra surveiller de près plusieurs foyers de tension, dont les plus importants seront la pénurie d’eau (conséquence du réchauffement climatique,) le fanatisme religieux et le manque de maturité de certains leaders politiques, qui pourraient être tentés d’exploiter ces tensions. Pour ce dernier facteur je pense particulièrement à l’ancien président M. Marzouki qui n’a pas hésité à mettre en doute la validité du dernier scrutin présidentiel qu’il avait perdu. Il a fini par concéder la victoire à son adversaire et la catastrophe a été évitée de justesse. Mais la leçon à retenir est que si un président avec toute la responsabilité qui incombe à son poste ait osé faire des déclarations aussi irresponsables il faut se préparer à des problèmes graves aux prochaines élections municipales. N’oublions pas qu’en Algérie ce sont des élections municipales mal gérées qui ont déclenché un conflit qui a duré une décennie.
Alors nous nous retrouvons devant un dilemme: mener des réformes économiques vitales et risquer d’entrer dans une succession de conflits sociaux ou ne rien faire et laisser l’économie agoniser lentement mais surement. Ce dilemme est actuellement géré de la manière la plus dangereuse possible: tous les jours un arbitrage est fait en faveur d’une accalmie fragile à court terme au détriment d’une paix et une stabilité plus durables à long terme. Je m’explique. Les garants de notre stabilité à long terme sont la solidité de nos institutions républicaines et la réduction des inégalités sociales. Une institution républicaine qui jouit d’une bonne gouvernance est qui fait bien son travail gagne le respect du peuple et devient ainsi une citadelle imprenable. Notre armée est aujourd’hui la meilleure illustration de cela. Essayez d’y toucher et vous verrez tout un peuple se ranger derrière elle. Mais combien d’autres institutions jouissent du même prestige ? Très peu malheureusement. Par conséquent, nos meilleures protections à long terme restent une gouvernance saine et une bonne performance de notre justice, de notre éducation, de notre système de santé etc. La priorité du gouvernement devrait être de protéger ces institutions contre toutes les tentatives d’affaiblissement ou de « captation », y compris celles qui proviennent de leurs propres employés.
Paradoxalement, nous assistons à l’inverse, i.e. l’affaiblissement constant de nos institutions. Quotidiennement, nous sommes témoins de situations où le gouvernement cède sur des principes de gouvernance essentiels et paie même un prix très élevé pour préserver une paix précaire. Un exemple qui fait figure de symbole, est la nomination du directeur de l’hôpital régional de Sfax. Il illustre clairement comment l’autorité de l’Etat a été bafouée, parce que ce n’est pas la personnalité ou la compétence de ce directeur qui étaient visées par l’opposition que sa nomination a rencontré, mais bien l’autorité gouvernementale qui l’a nommé, et à qui on a fini par faire plier genou.
La seconde priorité pour une paix sociale durable est la redistribution des richesses. L’instrument majeur de cette redistribution est la fiscalité, et disons-le tout de suite, elle est aujourd’hui très injuste envers les classes pauvre et moyenne. Lorsqu’on observe comment les gouvernements successifs ont essayé d’introduire des réformes fiscales pour ensuite battre en retraite dès l’apparition des premières contestations on a clairement la preuve de leur préférence pour le court terme. Ils laissent les décisions difficiles à leurs successeurs, tout en sachant qu’avec le temps qui passe les finances publiques se dégradent, rendant plus difficiles ces mêmes décisions.
Nos gouvernements successifs ont-ils eu raison d’avoir une telle aversion pour le risque ? Ils auraient eu raison si c’est ce que souhaitait le peuple qui les a élus. Le peuple les a-t-il élus pour maintenir une paix sociale à n’importe quel prix, ou au contraire pour lancer un travail profond de sauvetage économique, dont il se doutait bien qu’il sera parsemé d’embuches? Bien sûr personne ne peut prétendre parler au nom du peuple mais je suspecte quand même que le peuple est fatigué et irrité par l’inaction. C’est ce qu’il crie haut et fort de Ben Guerdane à Fernana. Parlons aussi de méthode de gouvernement. Se dérober face aux conflits est-il la meilleure stratégie pour gérer un pays, ou faut-il au contraire engager quelques batailles maintenant pour écarter le risque d’une guerre généralisée dans l’avenir ?
En posant ces questions je réalise leur gravité et ressens même quelque culpabilité à parler de conflit aussi légèrement, sur un blog et dans le confort de mon sofa. Mais si le risque de conflit est aussi important alors autant le reconnaitre et l’analyser pour mieux l’affronter. Pour ce gouvernement, qui rappelons-le est censé être plus fort que les précédents car d’Unité Nationale, une stratégie alternative à celle de l’autruche serait (i) de bien choisir ses batailles et de les engager le plus rapidement possible pour asseoir son autorité et convaincre le peuple de sa détermination, et (ii) poursuivre les réformes économiques déjà préparées et inscrites à l’ordre du jour des gouvernements précédents. Le choix de ces batailles, la capacité à prendre des risques mesurés, et la séquence de toutes ces actions seront déterminants pour le salut économique du pays. Ces choix illustreront aussi l’habilité politique de cette nouvelle équipe et sa capacité à tirer les enseignements du passé récent.