Comment R.M. évalue -t-il l’état de la nation ?
La Tunisie passe par une vague de turbulences relativement violentes. Le navire tangue en haute mer et semble par moments livré à lui-même. Les tiraillements sont multiples et permanents. Avec une transition politique largement engagée, mais non encore achevée, les exigences économiques et sociales, pourtant à l’origine de la Révolution, restent non satisfaites, souvent même, non prises en compte. Le régime politique né de la constitution consensuelle de janvier 2014 est hybride. Il donne la prééminence aux contre-pouvoirs sans mettre en place les outils et les mécanismes de l’exercice du pouvoir. Il dilue les responsabilités et multiplie les institutions. Les intentions de ses concepteurs étaient louables, le résultat n’en aboutit pas moins à une extrême difficulté à faire bouger les lignes. La recherche effrénée du consensus aboutit à l’absence de dénominateur commun pour gouverner.
La prolifération de la contrebande, de la corruption et de la fraude fiscale gangrène les fondements de l’État. Le populisme et le clientélisme favorisent la montée d’exigences tribales, partisanes et régionales que l’on croyait relever de temps obscurs et révolus. Ils mettent à mal l’unité de la Nation et sa cohésion sociale. La violence s’installe et se banalise. Elle défie l’État, y compris dans ses fonctions régaliennes, souvent en toute impunité. Le momentum reste éminemment instable. Il exige plus de responsabilité, de solidarité et de sens du devoir.
Tout n’est pas sombre pour autant. Des îlots de résistance font face à l’adversité et laissent espérer qu’un avenir meilleur est toujours possible. Cela va du dynamisme de la société civile à la résilience de nos entreprises ou encore aux performances de certains de nos établissements d’enseignement supérieur. Le tout sera de faire que ces exemples ne soient plus des exceptions ou des anomalies positives.
Le niveau de certains ministres est désolant, où sont nos compétences ?
Les multiples gouvernements qui se sont succédés depuis les élections de la constituante de 2011 ont été, mis à part la parenthèse du gouvernement de technocrates, des gouvernements politiques, traduisant la géographie de la représentation parlementaire de la coalition au pouvoir. Ainsi le veut la démocratie et toute autre approche serait contraire à l’esprit des institutions et de la pratique démocratique. Personnellement, je ne crois pas à un gouvernement de la technocratie ou de l’expertise, prétendument neutre et indépendante. L’expertise n’est jamais neutre. Elle traduit nécessairement un projet politique et elle est à son service.
En fait, le mal aujourd’hui est ailleurs. Il est dans les coalitions hétérogènes basées uniquement sur l’arithmétique de la représentation parlementaire et non sur des programmes clairement déclinés et approuvés par le peuple et ses représentants. Il est également dans l’incapacité des partis politiques à produire des programmes crédibles. Il est enfin dans la très faible culture économique de la classe politique. Faire de la politique aujourd’hui en Tunisie, reste malheureusement synonyme de partage de rentes et de positions de pouvoir. Nous sommes loin de la gestion des affaires de la Cité au seul service de l’intérêt général.
Qu’est ce qui bloque ce beau pays 3 fois millénaire ?
Je ne suis pas sûr que la Tunisie soit en situation de blocage. La situation est mouvante et éminemment instable. Des intérêts majeurs s’affrontent de manière visible mais aussi, souvent sournoise. Les révolutions ne débouchent jamais sur des situations stables, prospères et apaisées en peu de temps. L’accouchement est souvent laborieux. À court terme, rien n’est garanti d’avance. Nous en sommes là. Tout le défi pour la période à venir est de restaurer les fondements d’un État juste, équitable et au service de ses citoyens. Pour cela, nous avons besoin d’une révolution culturelle qui passe par de vraies réformes de l’éducation, de la justice, de la santé, de la fiscalité, de la solidarité et de l’inclusion. Nous avons besoin de donner à chaque tunisien des raisons d’espérer, d’entreprendre et de s’engager, mais également les conditions de son épanouissement. Nous devons trouver les modalités d’une citoyenneté apaisée. Ce travail est de longue haleine. Il transcende les termes électoraux et les calculs politiciens. En même temps, nous devons assurer un quotidien meilleur pour tous nos compatriotes. Cela passera par l’appropriation et le partage des valeurs de la modernité et de la performance, dans la solidarite et la justice sociale.
Comment réconcilier les gouvernants avec les gouvernés et assurer l’unité nationale ?
Partout autour de nous, l’histoire s’accélère. Elle suscite des peurs, des rejets et une forte tentation de fermeture et d’isolement. Toute la responsabilité des gouvernants est d’insuffler l’espoir, de susciter le rêve, ambitieux et réaliste, de favoriser l’ouverture et l’épanouissement et de mobiliser toutes les composantes de la Nation. Nous avons suffisamment de références dans notre Histoire récente et ancienne de réussites spectaculaires, de destins exceptionnels, d’hommes et de femmes qui ont laissé leurs traces et marqué leur passage.
Les peuples ont besoin de leaders capables de d’affirmer une ambition, habités par une vision et mobilisateurs au service d’un projet. Un leader montre le chemin. Ni il ne se soumet au dictat de la majorité, ni il suit systématiquement la foule des insurgés ou des révoltés. Le peuple peut être étonnant de clairvoyance, de sens pragmatique et de responsabilité. Le tout est de pacifier la relation gouvernant-gouverné par la force de la conviction, le respect des principes et le refus des mauvais compromis et de la compromission.
Comment s’y prendrait R.M. pour que la culture citoyenne gagné ce peuple devenu méconnaissable ?
Il est devenu commun de dire que personne n’a de baguette magique pour transformer la réalité. Les changements culturels sont les plus longs à mettre en œuvre. Ils exigent une approche pluridisciplinaire et une panoplie de moyens et d’intervenants.
L’éducation, la formation, l’information, la prévention, la correction et enfin la sanction dans ses deux dimensions, positive (reconnaissance et récompense) et négative (rétorsion) sont les cinq axes de toute démarche susceptible de réussir à long terme.
Sur le court terme, il faut être capable de mobiliser le maximum de partisans en faveur du changement. Des messages forts et précis doivent être lancés en direction de plusieurs composantes de la société potentiellement porteuses de changement pour un avenir meilleur.
Je pense notamment à la classe moyenne éreintée par la dégradation de son pouvoir d’achat, aux régions intérieures, trop longtemps à l’écart des attributs de la compétitivité territoriale, à l’administration, aujourd’hui décriée souvent à tort, alors qu’elle a été longtemps garante de la continuité de l’État, aux vaillants entrepreneurs de ce pays, souvent ballottés entre bureaucratie, racket et concurrence déloyale, aux jeunes, porteurs d’énergie positive, aux femmes, garantes de cohésion sociale et porteuses de modernité et de valeurs et plus généralement à la société civile, aiguillon de la démocratie et contrepouvoir inestimable.
Des messages ciblés vers ces catégories pourraient en faire de puissants alliés en faveur d’un changement inéluctable.