Par Fayçal DERBEL
L’auteur, Fayçal DERBEL est expert comptable, universitaire, député et rapporteur de la Commission des Finances.
La prorogation de la pandémie du CORONAVIRUS a fait plier les grandes économies de la planète et mis à genou des centaines de milliers d’entreprises. La Tunisie, à l’image des autres pays du monde, a vu son économie se plonger dans une récession inédite en raison d’une paralysie quasi-totale des activités économiques, dans un contexte déjà marqué par la précarité des finances publiques.
Les indicateurs macro-économiques prévues dans le budget et la loi de finances 2020 et retenant un déficit budgétaire de 3%, une croissance du PIB de 2,7% et des recettes fiscales de 31.759 MDT, sont aujourd’hui révolus et frappés de caducité. L’équilibre budgétaire difficilement (voire même artificiellement) assuré se trouve totalement culbuté : des recettes qui se sont manifestement amaigries et des dépenses qui se sont remarquablement renflées. Aussi, tous les moteurs de la croissance se sont trouvés quasiment à l’arrêt, d’où un PIB en déclin notoire. Déjà au titre du premier trimestre (fin mars 2020) les quelques indicateurs publiés par l’INS, démontrent le niveau de risque de dérapage atteint à ce jour. Les investissements déclarés (en volume et en nombre de projets) ainsi que les emplois à créer sont en baisse patente. Les échanges extérieurs (importations + exportations) se sont effondrés sur fond d’une paralysie des activités économiques. Suite logique de cette situation, une explosion des défaillances d’entreprises est attendue, le tissu industriel et de services se rétrécira comme peau de chagrin avec une marée du chômage dont le taux avoisinerait les 20%.
Dans ce contexte, la grande question que tout un chacun se pose est de savoir si la solvabilité de l’Etat demeure préservée et si sa dette reste toujours soutenable.
La réponse à cette question peut-être fournie à travers la démarche suivante : 1- Reconstituer le cadrage macro-économique pour la période triennale 2020-2022, sur la base des nouveaux indicateurs actualisés ; 2- Calculer le besoin de financement additionnel ; 3- Calculer le solde primaire au titre de chaque année ; 4- Calculer le ratio de solvabilité.
1- NOUVEAU CADRAGE MACRO-ECONOMIQUE 2020-2022
(Chiffres exprimés en millions de DT)
20201 2021 2022 TOTAL DES RESSOURCES DE L’ETAT 41.565 46.399 46.570
• RESSOURCES DU BUDGET 30.197 33.0352 35.2812 ✓ RESSOURCES FISCALES 26.565 29.062 31.038 ✓ RESSOURCES NON FISCALES 2.488 2.722 2.907 ✓ DONS 1.144 1.251 1.336 • RESSOURCES D’EMPRUNT 11.368 13.3643 11.2893 Dont emprunts extérieurs 8.848 – –
TOTAL DES DEPENSES DE L’ETAT 43.092 47.0142 48.5292
• Dépenses courantes (hors SD) 27.853 30.471 32.543 • Dépenses d’investissement 3.7384 4.089 4.367 • Intérêts de la dette 3.585 4.127 4.697 • Remboursement principal 7.916 8.3273 6.9223 ✓ Emprunts intérieurs 3.157 2.103 2.970 ✓ Emprunts extérieurs 4.759 6.224 3.952
DEPENSES EXCEPTIONNELLES (voir note ci-après) 7.500 5.000 5.000
• Budget COVID-19 2.500 – – • Soutien & remboursement des dettes vis-à- vis des entreprises publiques 5.000 5.000 5.000 ● Taux de croissance -4,3% 4,1% 2,7% ● PIB 114.419 125.2005 133.7805 ● Déficit budgétaire 10,9% 8,5% 8,4%
1 Selon rapport FMI – IFM country report 20/103 – Avril 2020 (sauf dépenses exceptionnelles) 2 Montants calculés sur la base de l’évolution courante du PIB (9,4% en 2021 et 6,8% en 2022) 3 Ministère des finances cadrage budgétaire à moyen terme : décembre 2019 4 Estimation FMI en ramenant le montant initial du budget 2020 de 7.166 MDT à 3.783 MDT 5 Source note IACE : financement du budget de l’Etat : état des lieux, contraintes et enjeux
Note sur les dépenses exceptionnelles
Les dépenses exceptionnelles englobent le montant de 2.500 MDT alloué à la couverture des mesures de lutte contre les répercussions de la pandémie COVID-19, tel qu’annoncé par le chef du gouvernement, et ce au titre de l’année 2020. Elles englobement également le remboursement des dettes de l’Etat vis-à-vis des entreprises publiques (5.098 MDT) et une dotation d’équilibre pour redresser les fonds propres négatifs de ces entreprises à un niveau zéro (et non pas pour les reconstituer) pour environ 10.000 MDT. L’enveloppe totale allouée au remboursement des dettes et soutien des entreprises publiques s’élevant à 15.000 MDT sera répartie linéairement sur les trois années 2020, 2021 et 2020.
Les entreprises publiques dont les fonds propres sont les plus lourdement négatifs sont les suivantes (sur la base des états financiers arrêtés au 31 décembre 2018, sauf les sociétés El Fouledh et Tunisair [31.12.2017] )
– STEG 2.342 – STIR 1.477 – CNRPS 1.819 – Office des céréales 973 – TRANSTU 709 – ONH 281 – Office du commerce 239 – Tunisair (2017) 324 – SNCPA 336 – El FOULEDH (2017) 203 – RNTA 267 – Pharmacie Centrale 176 – SORETRAS 69
2- CALCUL DU BESOIN DE FINANCEMENT ADDITIONNEL
2020 2021 2022 TOTAL DES RESSOURCES 30.197 33.035 35.281 TOTAL DES DEPENSES COURANTES ET D’INVESTISSEMENT (31.591) (34.560) (36.910)
• Déficit courant de trésorerie (1.394) (1.525) (1.629) ✓ Service de la dette (P&I) (11.501) (12.454) (11.619) ✓ Dépenses exceptionnelles (7.500) (5.000) (5.000)
→ Besoin de financement (20.395) (18.979) (18.248) → Besoin de financement hors remboursement des dettes et soutien des entreprises publiques (15.395) (13.979) (13.248) → Endettement potentiel (11.368) (13.364) (11.289) Besoin non couvert par l’endettement (4.027) (615) (1.959) Principal de la dette extérieure (4.759) (6.224) (3.952)
3- CALCUL DU SOLDE PRIMAIRE
Le solde primaire traduit la capacité à honorer les engagements de l’année en cours. Il traduit la capacité à couvrir les dépenses hors services de la dette. Le solde primaire = Ressources propres totales (y compris les recettes exceptionnelles) Moins Dépenses totales hors services de la dette A signaler qu’un solde primaire négatif, notamment pour plusieurs années, signifie une solvabilité douteuse
2020 2021 2022
• Ressources propres totales 30.197 33.035 35.281 • Dépenses totales (hors services de la dette) 39.091 39.560 41.910 • Solde primaire (8.894) (6.525) (6.629) • Solde primaire hors soutien Entreprises Pub .(3.894) (1.525) (1.629)
5 – LE RATIO DE SOLVABILITE
Ce ratio est un rapport entre le service de la dette publique et les recettes fiscales. Plus le ratio est élevé, plus la marge d’intervention du budget de l’Etat est limitée.
Calcul du ratio 2020 2021 2022
Recettes fiscales 26.565 29.062 31.038 Service de la dette 11.501 12.454 11.619 Part (en %) 43% 43% 37%
Conclusion
Tous les indicateurs ci-avant présentés témoignent d’une débâcle financière inédite, d’un pays qui s’enfonce dans une récession sans précédent (-4,3%) et qui croule sous un endettement public total dépassant son PIB. Le spectre du défaut de paiement et de ses conséquences préjudiciables sur l’Etat, les opérateurs économiques et la population toute entière est de plus en plus persistant. Ce constat ne relève pas d’un pessimisme ayant pour effet de provoquer une quelconque panique. Les chiffres (têtus comme ils sont) démontrent le niveau de danger intenable atteint à ce jour, et le risque imminent pour le pays de s’enfoncer dans un mur ! Financièrement étranglée, économiquement affaiblie et politiquement « déchirée » la Tunisie ne peut plus résister davantage et des solutions de sauvetage doivent être urgemment recherchées et mises en place, mais sans assainissement du climat politique, aucune sortie de cette crise tuante, n’est espérée : LA SOLUTION EST DONC AVANT TOUT POLITIQUE.