jeudi 21 novembre 2024
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Nissaf Ben Alaya : « La seule chose qui compte pour moi, c’est la santé des tunisiens ! »

Professeur Nissaf Ben Alaya, directrice de l’observatoire national des maladies nouvelles et émergentes (ONMNE), spécialiste en médecine préventive, connue aujourd’hui par les tunisiens pour avoir conduit le combat de la Tunisie face à l’épidémie Covid-19 a accepté de répondre à nos questions concernant la situation sanitaire actuelle.

LeZenith.tn : Tout d’abord, nous vous remercions de nous accorder cette interview et nous saluons à travers vous tous les acteurs de la santé qui ont fait qu’aujourd’hui en Tunisie nous pouvons considérer que nous avons dépassé la phase critique de l’épidémie de la COVID-19.

Pouvons-nous affirmer que nous avons gagné ce combat ? Et où en sommes-nous exactement aujourd’hui ?

Pr Ben Alaya : Certainement la Tunisie a gagné une bataille mais pas la guerre. La pandémie COVID-19 représente une menace sans précédent dans le monde. Plusieurs pays ont connu une transmission généralisée du virus dans la communauté pendant plusieurs mois malgré des tendances à la baisse de l’incidence dans d’autres pays. Aujourd’hui encore, certains pays signalent une transmission communautaire soutenue.

LeZenith.tn : Au début de cette crise sanitaire, plusieurs médecins ont reproché au comité scientifique d’avoir opté pour l’auto-isolement des premiers cas diagnostiqués Covid-19 au lieu de procéder au confinement obligatoire, action qui a été d’ailleurs appliquée ultérieurement. Qu’en pensez-vous à postériori ?

Pr Ben Alaya : Au début de cette pandémie et devant l’absence d’un traitement ou d’un vaccin efficace, combinée à une croissance exponentielle des cas infectés à partir de fin Février, de nombreux pays ont mis en œuvre des interventions non pharmaceutiques, telles que des politiques de «STAY AT HOME».

En Tunisie, et devant la difficulté d’identifier des centres de quarantaine (refus de la population d’abriter des cas positifs dans leurs régions), la stratégie d’auto-isolement à domicile était adoptée parallèlement à d’autres mesures communautaires et de distanciation physique, comme l’annulation de rassemblements de masse, la fermeture des établissements d’enseignement, des lieux de travail et des espaces publics…

LeZenith.tn : Dites-nous plus à propos de ce comité scientifique Covid-19, quelle est sa composition? Comment sont prises ses décisions ?

Pr Ben Alaya : Le comité scientifique est composé d’experts en épidémiologie et santé publique, immunologie, virologie, maladies infectieuses, pneumologie, réanimation, neurologie, psychiatrie, médecine de travail, pharmacologie ainsi que des représentants des différentes structures et établissements du secteur public et privé impliqués dans la riposte nationale. Chaque membre donne son avis et l’argumente. Nous en discutons entre nous et nos décisions sont collégiales et tiennent compte de nos moyens.

LeZenith.tn : Certes la Tunisie a été épargnée de la propagation du virus, les chiffres en témoignent. Comment expliquez-vous de tels résultats alors que d’autres pays ont enregistré des milliers de décès ? Pensez- vous avoir été trop alarmiste par rapport aux risques encourus par notre pays ? Ou est-ce un résultat de la stratégie mise en place ?

Pr Ben Alaya : Si j’ai été alarmiste ? oui peut être. Mais c’était l’unique façon de faire comprendre aux tunisiens la gravité de la situation. C’était ma façon d’éviter le pire !! C’est une prise de position que j’assume pleinement. Nous avons tous craint que notre système de soins soit dépassé et je crois sincèrement que c’est la précocité des mesures appliquées et l’adoption de la stratégie des « 5 Early » qui a contribué à ce résultat.

Pour information, la stratégie des 5 Early c’est la détection précoce, l’investigation précoce, le contact tracing précoce, l’isolement précoce et le traitement et prise en charge précoces.

Peut-être qu’il y a d’autres facteurs qui ont fait que notre pays a été moins touché que les autres mais aucun n’a été validé scientifiquement pour le moment.

LeZenith.tn : L’OMS avait recommandé à tous les pays de tester un maximum de citoyens. Nous avons vécu une large polémique à propos de ces tests de masse avant, pendant et même après la levée progressive du confinement. Le comité Covid-19 a opté pour le dépistage ciblé. Était-ce un problème de moyens matériels et humains ou cette décision a-t-elle été basée sur d’autres arguments ?

Pr Ben Alaya : Le dépistage ciblé est une mesure efficace qui a permis d’identifier les cas parmi les populations à risque élevé tout en respectant les capacités de testing de nos laboratoires. Il n’est pas recommandé de réaliser un dépistage de masse car le virus n’a pas beaucoup circulé dans notre pays. Je pense que nous aurions perdu beaucoup de moyens et de temps en adoptant une telle stratégie sans atteindre l’objectif de détection des cas. Notre stratégie de dépistage ciblé s’est basée sur le testing des cas symptomatiques, des contacts des cas et des sujets en provenance des zones à risque.

Certains obstacles ont entravé notre stratégie de dépistage au début, tels que les pénuries de tests de dépistage, de kits et de fournitures de laboratoire, et les pénuries d’équipements de protection individuelle (EPI). Ces problèmes ont été pour la plupart surmontés.

Le dépistage de tous les cas symptomatiques ainsi qu’une recherche de tous les contacts sont actuellement les principaux piliers de la réponse de santé publique du COVID-19. En outre, les systèmes de surveillance doivent être renforcés pour surveiller la propagation de l’infection et détecter rapidement toute réintroduction du virus en Tunisie…

LeZenith.tn : Vous avez certainement constaté comme tout le monde que les mesures sanitaires dans les lieux publics sont de moins en moins strictes et notamment le port de masque ! Qu’est-ce qui pourrait expliquer ce relâchement selon vous ? Faut-il y remédier ?

Pr Ben Alaya : La non adhésion aux mesures recommandées pourrait être expliquée par la «fatigue de l’isolement». Par conséquent, des efforts continus sont nécessaires pour veiller à ce que les mesures de contrôle de la distanciation physique et de prévention des infections soient respectées afin de limiter la propagation de ce virus. Nous comptons aussi sur les médias qui ont beaucoup participé à l’éducation sanitaire. Il faudra apprendre à vivre avec le virus tant qu’un vaccin ou un médicament efficace n’ont pas été trouvés. D’ailleurs, nous avons mené une enquête épidémiologique à Djerba, et les résultats préliminaires ont montré qu’aucun citoyen parmi les 2700 testés n’avait été en contact avec le virus. Nous avons prévu de tester 3000 personnes. Mais, il est clair que la population n’est pas immunisée !

LeZenith.tn : Les décisions prises par le gouvernement se sont basées sur les recommandations sanitaires du comité scientifique et notamment la date, la durée du confinement total, le couvre-feu etc.. Tout cela a coûté énormément cher aux opérateurs économiques qui estiment d’ailleurs que ces mesures étaient exagérées et non justifiées. Qu’est-ce que vous-avez à leur dire ?

Pr Ben Alaya : Certes les opérateurs économiques souffrent, et ce n’est pas propre à la Tunisie. Le monde entier a été en arrêt total. Mais un pays malade ne peut rien produire. Je comprends parfaitement leurs inquiétudes, leurs difficultés financières, leurs manques à gagner mais il y a des mesures qui ne peuvent être négociées à mon sens. Il faut être conscients du nombre de vies sauvées et du nombre de cas graves et d’hospitalisations évités. Après, c’est aux décideurs politiques de trouver des mesures justes et adéquates. C’est un équilibre qui doit être trouvé. Il est important que nous réfléchissions dans le même sens et non les uns contre les autres.

LeZenith.tn : Avec l’ouverture des frontières le 27 juin, nous entrons dans une nouvelle phase de la gestion de la crise sanitaire notamment avec le risque d’importation du virus. Quels sont les risques encourus par notre pays ?

&nbspY a-t-il eu une estimation de risque basée sur les différents scénarios possibles ?

Pr Ben Alaya : Oui bien sûr, il y a une évaluation objective du risque. Le risque de COVID 19 dans la population générale est actuellement évalué comme :

• Faible dans les zones où la transmission communautaire a été réduite et / ou maintenue à de faibles niveaux et où les tests appropriés montrent des taux de détection très faibles.

• Modéré dans les zones où la transmission communautaire est maitrisée et où les mesures physiques de distanciation appropriées ne sont pas en place.

• Elevé dans les zones où la transmission communautaire a été réduite et / ou maintenue à de faibles niveaux et où les tests appropriés montrent des taux de détection très faibles.

• Très élevé dans les zones où la transmission communautaire est soutenue et où les mesures physiques de distanciation appropriées ne sont pas en place.

LeZenith.tn : Est-ce que les mesures prises par le gouvernement le 12 juin 2020 concernant les touristes et les tunisiens résidents à l’étranger notamment l’auto-isolement pendant 14 jours, sont suffisantes pour éviter une nouvelle propagation du virus ?

Pr Ben Alaya : L’ouverture des frontières devrait être basée sur l’évaluation des risques des différents pays, le testing par RT-PCR avant l’arrivée en Tunisie, la mise en quarantaine et la capacité de testing entre le 7ième et le 10ième jour de l’arrivée en Tunisie.

Il faut appliquer des mesures très restrictives pour les pays qui connaissent une transmission communautaire soutenue «pays avec extension de l’épidémie »

sachant que notre stratégie est évolutive et qu’elle sera sera adaptée en fonction de la situation sanitaire internationale et des capacités d’application des différentes mesures en Tunisie.

LeZenith.tn : Vous avez parlé de cohorting des touristes ? Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Pr Ben Alaya : Le cohorting des touristes : un groupe contrôlé de touristes. C’est la réalisation d’activités de groupe dans des lieux bien déterminés permettant le tracing de toutes les activités.

LeZenith.tn : Les Tunisiens vivant à l’étranger se sont plaint de devoir s’auto-isoler pendant 14 jours quelque soit le pays de résidence. Ne trouvez-vous pas cette mesure excessive ?

Pr Ben Alaya : Je comprends tout à fait l’inquiétude de nos compatriotes par rapport à cette mesure restrictive et je sais à quel point c’est dur à appliquer notamment durant l’été et après une longue période sans voir leurs proches mais c’est une année exceptionnelle et ce sont des mesures exceptionnelles. En tant que responsables et scientifiques, nous ne pouvons légitimer un risque de propagation du virus en Tunisie. Le risque est important. Comme tout le monde le sait, la période d’incubation du virus est de 14 jours et nous avons repêché plusieurs cas importés dernièrement comme vous l’avez constaté. Je vous laisse imaginer ce qui se serait passé s’ils étaient en libre circulation !

LeZenith.tn : La stratégie adoptée par la plupart des pays concernant l’ouverture des frontières a tenu compte du niveau de circulation du virus. Pourquoi la Tunisie n’a-t-elle pas suivi ce modèle stratégique ?

Pr Ben Alaya : Nous avons proposé cette stratégie au gouvernement mais il semblerait qu’elle soit difficile à appliquer et je vous rappelle que notre rôle est purement consultatif. La stratégie est évolutive. Peut être qu’un changement dans ce sens sera opéré.

LeZenith.tn : Ne Pensez-vous pas que cela aurait été plus simple de fermer nos frontières aux pays dans lesquelles la circulation du vrius est importante et d’assouplir les mesures sanitaires avec les arrivants des pays « safe » comme le nôtre ?

Pr Ben Alaya : C’est une énorme responsabilité et encore une fois ce genre de décision revient au gouvernement. Là encore, ça pose un problème. Les Tunisiens vivant dans ces pays pourraient se sentir lésés d’une telle discrimination.

LeZenith.tn : Le gouvernement subit des pressions, notamment de la fédération tunisienne des hôteliers pour assouplir les mesures sanitaires avant la saison touristique. Est-ce que vous-même avez subi des pressions dans ce sens ?

Pr Ben Alaya : La FTH et tous les opérateurs économiques ont un manque à gagner certain et vont devoir travailler dans des circonstances exceptionnelles. Je ne suis pas la seule à subir la pression et je la comprends parfaitement. Je n’en veux à personne. Mais l’ONMNE a une énorme responsabilité et il est de notre devoir de donner un avis scientifique selon notre situation sanitaire. Nous avons voulu éviter le pire depuis le début. Nous avons réussi jusque-là et il serait regrettable de tout perdre…

LeZenith.tn : Le monde entier est mobilisé pour trouver un vaccin ou un traitement efficace pour le Covid-19. Vous suivez certainement les essais cliniques sérieux concernant le sujet. Comment voyez-vous l’évolution de cette pandémie ?

Pr Ben Alaya : La probabilité que le risque d’incidence de COVID-19 atteigne des niveaux qui nécessitent des mesures de réponse plus strictes, en conséquence de la levée ou de l’ajustement des mesures de distanciation physique au niveau de la communauté, varie de modéré (si les mesures sont progressivement supprimées et lorsque des systèmes et des capacités de surveillance appropriés pour les testing et le contact tracing sont en place) à très élevé (si les mesures sont supprimées alors qu’il y a encore une transmission communautaire continue, et aucun système de surveillance approprié et les capacités pour le testing et le contact tracing ne sont en place).

Une augmentation de l’incidence du COVID-19 serait associée à une augmentation de la morbidité et de la mortalité, avec une morbidité et une mortalité plus grave si les individus à risque élevé ne sont pas correctement protégés. Une telle augmentation, si elle n’est pas identifiée rapidement, peut mettre le système de santé sous tension, comme cela a été observé en mars et avril 2020.

LeZenith.tn : Le secteur de la santé publique souffre depuis plusieurs années en Tunisie, est-ce que vous vous attendez à un après Covid pour ce secteur et comment voyez-vous le changement ?

Pr Ben Alaya : Et oui je pense qu’il y aura un monde avant et un autre après COVID-19. En tout cas je l’espère ! Cette pandémie a mis à nu des problèmes structurels, organisationnels et de ressources humaines. Une réforme réelle s’impose. Il y a tellement à dire sur le sujet ! On doit absolument trouver les moyens de garder nos compétences, d’améliorer les conditions de travail et la formation médicale, la médecine de première ligne, les urgences … d’avoir plus de lits de réanimation. Nous avons eu chaud vu le nombre réduit de lits de réanimation dans le secteur public ! Nous devons tous collaborer pour avoir une meilleure gouvernance dans nos hôpitaux mais encore …

LeZenith.tn : Quelles leçons pouvons-nous retenir de cette crise sanitaire ?

Pr Ben Alaya : Il y a tellement de leçons à retenir ! il y a du positif et du négatif bien sûr. Je pense que la principale leçon est qu’on doit améliorer notre système de santé et être mieux préparés pour faire face à ce type de pandémie ! Les professionnels de la santé devraient être beaucoup mieux écoutés par les décideurs.

LeZenith.tn : Malheureusement, malgré la réussite de la Tunisie dans la gestion de la crise, nous n’avons pas su mettre en valeur nos résultats. Avez-vous discuté au sein du comité scientifique de ce constat ?

Pr Ben Alaya : Oui certainement, il y a beaucoup d’effort de dissémination à faire. Nous avons été absorbés par la gestion quasi plein temps pour mettre notre stratégie en application. Je ne doute pas que nos compétences dans tous les domaines réussiront à rendre notre réussite visible sur le plan international (publications scientifiques etc …).

LeZenith.tn : Vous avez été victime de temps à autres d’une campagne de dénigrement par des confrères ou par des acteurs d’autres secteurs. Comment vous-avez vécu cela ?

Pr Ben Alaya : Le plus important pour moi c’est de continuer à travailler et bien communiquer sur les données tunisiennes et les mesures à prendre. Mon souci majeur c’est la santé de tous les tunisiens . Je me suis toujours basée sur les données et les évidences scientifiques.

LeZenith.tn : Si on vous proposait un poste à l’étranger, seriez-vous intéressée ?

Pr Ben Alaya : Pas pour le moment. Notre pays a besoin aujourd’hui de ses compétences.

LeZenith.tn : Dernière question, comment avez vous vécu cette période pour vous en tant que mère et en tant qu’épouse ?

Pr Ben Alaya : C’était une période très difficile que j’ai pu surmonter grâce au soutien et à l’amour inconditionnels des miens.

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