Par Anis Basti
S’il est une qualité qui fait terriblement défaut aux tunisiens c’est bien l’esprit de nuance et le sens du discernement. On a entretenu cette fâcheuse propension à voir les choses d’un angle strictement binaire, celui du bon et du mauvais, du bien et du mal. Il n’y a pas de place pour la pondération des avis et l’esprit d’à-propos. Les facultés cognitives d’un grand nombre de nos compatriotes semblent manquer à l’appel à chaque fois que l’on se trouve confrontés à une problématique qui chatouille les sentiments communautaires.
Le Tunisien, de par son héritage culturel et historique, est un être très émotif qui se met facilement en rogne dès lors que l’on allume les mèches identitaires et confessionnelles. Sa sensibilité à fleur de peau par rapport à toute pensée critique et à toute manifestation extérieure de l’altérité l’enlise davantage dans ses dogmes et conforte son repli sur soi. Ce faisant, la clairvoyance de la pensée est jetée en pâture aux vérités toutes faites et aux stéréotypes de convenance. La pertinence des idées et le débat constructif ont laissé place aux jugements de valeur et à la subjectivité des positions.
Nous avons construit, au fil des générations, un modèle social miné de tabous et truffé de normes reposant sur un socle de vices plutôt que de valeurs. Le respect, la tolérance et les principes inaliénables des droits de l’Homme ont été sacrifiés sur l’autel de la sacro-sainte identité immuable.
A ce propos, l’acception de certains concepts fut inversée dans le sens à asseoir le modèle conservateur et réactionnaire tant loué par les dépositaires d’un traditionalisme rétrograde. La notion de liberté inconditionnelle fut subrepticement pervertie par les gardiens du temple des bonnes mœurs en l’assimilant à la concupiscence et la débauche. N’est-elle pas le terreau de la béatitude et de l’essor des nations?
Quand le peuple tunisien s’est soulevé en 2010-2011 contre un régime répressif en réclamant en chœur de reprendre sa liberté au prix du sang des martyrs, on a naïvement cru à l’avènement d’une renaissance culturelle et intellectuelle qui allait essaimer à chaque coin de rue pour enfin voir la Tunisie s’inscrire dans la spirale vertueuse du développement et du bien-être économique et social. Une décade plus tard, les chantres de la candeur ont réalisé à leur grand désenchantement qu’ils avaient pris leurs désirs pour réalités. La voracité de la cohorte de politiciens qui ont accouru à grandes enjambées pour se positionner sur l’échiquier et leur perfidie à réveiller les vieux démons identitaires et idéologiques avaient asséné un coup de boutoir à l’unité nationale par rapport à des problématiques que l’on croyait résolues à la faveur de la Constitution de 2014 pourtant unanimement célébrée mais que l’inextricable crise des valeurs conforte l’idée qu’elle était de façade.
Le schisme sociétal fut acté depuis que les premières vociférations se faisaient entendre à partir des perchoirs et plateaux télé. Dès lors, le manichéisme endémique empreint dans les entrailles de la mentalité du tunisien s’est trouvé un nouveau champ d’expression naguère proscrit de cultiver, en l’occurrence la politique.
Les premières années qui ont suivi la Révolution furent marquées par un affrontement identitaires opposant d’un côté, les conservateurs rangés derrière le parti islamiste Ennahdha et ses comparses de circonstance, et de l’autre, les modernistes, majoritairement imbibés à la fibre bourguibienne, dont l’émiettement partisan a consolidé le désemparement, exception faite de la parenthèse Nida Tounes qui a vite tourné au vinaigre pour que le parti fondé par feu BCE se réduise comme une peau de chagrin.
Face à ce clivage on ne peut plus béant, force est de s’interroger si la démocratie est la panacée pour atténuer sa progression ou bien si elle est la principale cause ayant conduit à cet état de bipolarisation très préjudiciable à l’esprit de cohésion sociale. Ce faisant, il sied d’emprunter à George W. Bush une de ses fameuses prophéties de l’après 11 septembre : « Ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous ! » Les tunisiens, bien qu’ils honnissent le personnage, se comportent tout à fait comme lui au regard des joutes politiciennes que les médias en ont fait ses choux gras. Ils s’adonnent à corps perdu à des extrapolations farfelues et jugements de valeur hâtifs pour remplir leur tableau de chasse des ennemis jurés du courant ou doctrine qu’ils défendent. Pour le reste, ce sont les barbouzes électroniques, à la solde des partis, qui finissent le travail en s’acquittant de la sale besogne. Il n’y a pas plus fossoyeur de la démocratie que cet état d’esprit manichéen qui jure du pluralisme et de l’avis opposé. Le Tunisien appréhende l’exercice politique de la même manière qu’il supporte son club de foot favori avec autant d’entrain qui confine au fanatisme.
Le constat est terrible à énoncer. En effet, tout parti qui veut désormais peser sur la scène politique doit se doter d’une double face. Une face apparente pour laquelle les apparatchiks des partis tous azimuts se démènent à enjoliver force discours saupoudrés du fard de la légalité et du respect des lois de la République. Et une deuxième face, plus insidieuse, qui opère en catimini, en employant des méthodes pas très catholiques et en s’appuyant sur des cyber-armées formées de crapuleux poltrons qui n’ont pour seules armes que la calomnie, la diffamation et le lynchage de leurs rivaux politiques. Les envolées lyriques que la Révolution a occasionnées sont en passe de virer à la dystopie ; toutefois, à cœur vaillant rien d’impossible.