Par Anis Basti
Il est des signes qui ne trompent pas. L’aigreur se lit sur tous les visages. De ceux que nous fréquentons tous les jours et aussi de ceux que le hasard d’une rencontre fortuite nous a croisés. Nul ne semble se satisfaire de la tournure des évènements qu’a subi le pays depuis l’avènement de la Révolution, un certain hiver de 2011, et des vicissitudes ayant conduit à cet état de spleen généralisé qu’aucun exutoire n’a réussi à estomper les brimades sur le moral des citoyens. Pas un jour ne passe sans que nous nous réveillions sur un nouveau scandale ou un récurrent fait divers toujours plus sordide que le précédent.
Le crime s’est répandu comme une traînée de poudre portant dans son sillage le sentiment de sécurité et le semblant de calme béat qui prévalait à une certaine époque. L’horizon d’un putatif redressement économique s’assombrit de jour en jour, plongeant du coup le citoyen dans le désarroi et l’incertitude de pouvoir mener une existence décente pour lui et pour sa famille.
En 2011, le peuple s’est révolté contre un régime qui faisait de l’oppression un système de gouvernance. Les tunisiens vécurent pendant des décades avec le sentiment d’exclusion et de marginalisation par rapport à la gestion de la chose politique. La répression et la tutelle injonctive avaient nourri la frustration et attisé le droit à une citoyenneté refoulée que l’on croyait confisquée à jamais par les locataires successifs de Carthage et leurs apparatchiks.
Les manifestations les plus tangibles et les plus fielleuses qui se faisaient surgir du magma de la déprime ambiante pour s’affranchir, autant que faire se peut, de cette chape de plomb intenable et asphyxiante, nous venaient des travées des stades de foot, où des groupes de jeunes supporters, chauffés à blanc, se livraient à des rixes d’une violence inouïe avec les forces de l’ordre comme pour narguer le régime en place et acter les prémices d’une insurrection inéluctable. Face à ce malaise, le peuple n’y est pas allé par quatre chemins. Il a trouvé la solution dans ce qu’on lui a toujours ravi : recouvrer sa liberté. Celle de s’exprimer, de manifester, de critiquer, de réclamer. Mais le retour de manivelle de la catharsis fut immédiat et sans appel.
Tous les indicateurs par le biais desquels on mesure le développement d’un pays et son agilité à se frayer le sentier de la prospérité ont viré au rouge, et le spectre de la banqueroute plane plus que jamais sur les finances, déjà exsangues, du pays. Mais maintenant que cette liberté fut arrachée au prix des sacrifices que cela a coûté, quelle autre action salvatrice à laquelle le peuple s’y adonnera-t-il pour conjurer cette mauvaise fortune ? N’est-ce pas lui qui a choisi ses propres représentants en exprimant sa volonté dans les urnes ? Va-t-il désavouer ses propres choix en jetant l’opprobre sur ceux qu’il a délibérément élus ? Le subterfuge de la dictature auquel on y avait attribué, aux premiers balbutiements de la Révolution, tous les maux du pays, n’est désormais plus valable et ne tient plus la corde. Le peuple est tombé dans ses propres travers et a succombé à ses propres choix. Par manque de maturité et de discernement ou par excès de candeur et de balourdise. Qu’à cela ne tienne ! Quand on porte aux nues son propre bourreau, pourquoi s’offusque-t-on de ses exactions ? Le cas échéant, deux cas de figure se présentent. Soit le peuple s’est départi de sa dignité citoyenne pour laquelle il s’est battu à corps perdu, en se réduisant à des légions d’inféodés en sus atteints du syndrome de Stockholm. Soit il prend son courage à deux mains en se livrant à la débrouillardise et l’entourloupe au mépris de sa conscience ou, pour les plus avisés, à la méthode Coué qui peut s’avérer, dans ces conditions, un vrai supplice de Tantale. Justement, les plus avisés sont ceux qui en souffrent le plus. Qu’ils soient universitaires, médecins, ingénieurs ou artistes, leur désenchantement se mesure à l’aune de leur niveau d’instruction et de leur contribution à anoblir la société.
Toutefois, quand leur dignité est bafouée, leur carrière est malmenée et les perspectives d’évolution brouillées, la niaque qui les animaient à la charnière de leur cursus d’apprentissage académique et en amont de leur parcours professionnel, s’étiole graduellement au fur et à mesure de l’enchaînement effréné des tribulations et accrocs de tout acabit qu’ils se font infliger d’emblée. La noirceur de leur quotidien auquel les niaiseries des dirigeants viennent en rajouter une couche, contraste avec l’espoir d’un avenir meilleur au-delà des frontières nationales et les appels du pied des pays occidentaux et du Golfe des compétences étrangères en leur faisant des ponts d’or. Les chiffres donnent le tournis. 95 000 compétences ont décidé de quitter la Tunisie depuis 2011. Et selon toute vraisemblance, les candidats zélés à l’immigration parmi les hauts cadres ne manqueront pas à l’appel dans les toutes prochaines années. Échec de fixer ses forces vives ou résignation face au phénomène, par ailleurs mondial, de la mobilité des compétences. Peu importe, le constat est saisissant et implacable.
Le pays est en train de se délester, à une vitesse supersonique, de ses ressources les plus précieuses. Celles sur lesquelles la Tunisie post-indépendante a bâti son modèle de développement et en a fait le pilastre de sa toute nouvelle identité. Pour ce faire, l’Etat avait consacré l’essentiel de son budget au développement humain et avait misé sur la santé, l’éducation et le bien-être de ses citoyens comme choix stratégique et axe politique de premier plan.
Les fruits de cette vision recentrée sur l’humain ne se sont pas fait attendre. La Tunisie est devenue Le Modèle dans son espace régional en termes d’acquis sociaux, d’émancipation de la femme et de niveau d’éducation de sa population. Les pays occidentaux se sont tirés la bourre pour accorder des bourses d’études aux jeunes pépites tunisiennes dont la plupart n’ont pas rechigné à regagner leur mère patrie une fois leur diplôme en main quand bien même les tentations de s’installer confortablement dans leurs pays d’accueil ne tarissaient pas. Ce faisant, ils avaient contribué à essaimer des foyers de savoir reposant sur un transfert d’expérience et un brassage culturel qui ont fait aujourd’hui de la Tunisie, le pays maghrébin le plus à la pointe en matière d’indices de développement humain, de dépôt de brevets et de productions culturelles, littéraires et scientifiques. La sidération d’assister à la déliquescence inexorable de ces acquis et le sabordage de ces faits d’armes que l’on a sacrifiés sur l’autel du populisme, de la médiocrité et de l’incurie des dirigeants, n’a d’égal que l’hémorragie des cerveaux, livrant pour le coup le pays aux chimères de la vacuité et de l’impertinence. Le fondement de l’édifice sur lequel repose le modèle économique et sociétal tunisien, se trouve du coup ébranlé par ce fléau qui prend de l’épaisseur à la mesure des abîmes vers lesquels le pays fonce à toute allure. Face à ce péril qui accélère le dépérissement du pays et le vide de sa substance la plus vitale, les dirigeants politiques et particulièrement les députés, ne semblent éprouver la moindre crainte et continuent à se chamailler pour des inanités et à débiter des balivernes exacerbant du coup la répugnance et l’aversion des citoyens par rapport à toute la classe politique. L’effronterie de certains de nos députés dépasse l’entendement. En effet, ils font feu de tout bois pour semer la zizanie dans le camp de leurs fervents sympathisants en faisant de la rancœur et du ressentiment contre leur patrie, leur fonds de commerce de prédilection.
Sel et pétrole sont devenus les symboles d’une campagne populiste et ubuesque qui tend à fourvoyer les citoyens et à les bercer d’illusions qu’une rente substantielle, inépuisable et perpétuelle leur serait versée tout en se délectant du farniente et de l’oisiveté. Pendant que les lanceurs d’alerte insistent sur l’impératif de réhabiliter la valeur travail et de redorer le blason du mérite et de la compétence en mettant sur le devant de la scène les plus qualifiés, le gouvernement capitule face aux extravagances des chantres de l’économie de rente et de leur menace à la souveraineté de l’Etat. Cet acte déplorable fait office d’attestation que la Tunisie n’est plus cette terre qui fait la part belle au savoir et à l’ascension sociale par le travail acharné. Elle vient d’occire le rêve de tout un chacun de servir sa patrie contre la garantie d’une vie décente qui respecte la dignité et célèbre la réussite. Entre les goujats qui bravent l’autorité de l’Etat pour des revendications farfelues et l’exode des compétences qui bat depuis quelques années des records, le pays, déjà saigné à blanc, s’approche chaque jour du dépôt de bilan.