Par Anis Basti
C’est un truisme de dire qu’une religion, pour avoir droit de cité, doit agglomérer l’incontournable quintette, en l’occurrence des miracles, des paroles, des adeptes, une liturgie et un messager. Le prophète de l’islam a scellé le débat des monothéismes il y a maintenant 14 siècles. Mais dès lors, les tentatives à foison d’usurpation de la missive prophétique ont toujours fait chou blanc. Le christianisme, tout à fait comme l’Islam, ont savonné la planche à ces usurpateurs en faisant barrage force légende – l’antichrist pour le premier – et axiome – le dernier des prophètes pour le second -. La providence veut qu’on ne choisit pas d’être prophète, on le devient. Sauf qu’en ces temps modernes où la science et les avancées technologiques font systématiquement débouter toute velléité prophétique, la manifestation divine s’est trouvée de nouvelles arènes d’expression, plus ludiques et plus spectaculaires. Le jeu est le champ favori à labourer, le football est son terreau le plus fertile. Mais depuis que ce sport a commencé à déchainer les passions grâce à l’avènement de la transmission télévisuelle et du direct, au mitan du siècle dernier, les joueurs qui ont crevé l’écran et laissé une empreinte indélébile dans l’esprit des férus du sport le plus populaire de la planète, trônent dans le prestigieux palmarès des récompenses individuelles et se sont accordés une place au panthéon des gloires du football pour l’éternité. Mais s’il est un et un seul dont l’admiration et le talent défient toutes les règles communément admises, que la fibre passionnelle et les lois de la gravité avaient esquissé les contours, c’est bien le métronome argentin Diego Maradona.
Sa récente disparition – le 25 novembre 2020 à Buenos Aires – a suscité une vague d’émoi sans précédent pour un sportif de haut niveau et révélé au monde entier l’ampleur du mythe qui entoure le personnage depuis sa plus tendre enfance et ses premières caresses du cuir dans les terrains cabossés de Villa Fiorito, bidonville de la banlieue de la capitale argentine et ville natale de Maradona. La carrière du Pibe de Oro fut jalonnée de succès homériques et d’échecs retentissants. Mais derrière l’image du surdoué, à la célébrité planétaire, qu’aucune défense n’a pu résister à ses dribbles chaloupés et chevauchées tonitruantes, se cache un homme extrêmement sensible que les péripéties d’une enfance difficile ont forgé son caractère paradoxal. Il est à la fois solide comme un roc, portant sur ses épaules les espoirs de tout un peuple, et fragile comme un bas de soie, s’effondrant en larmes à la moindre écorchure émotionnelle. Cette sensibilité d’écorché vif conjuguée à un élan de mansuétude et à une âme manifestation charitable, ont marqué les esprits des plus démunis qui voyaient en la Pelusa – autre sobriquet attribué à Maradona dans son enfance –, le sauveur des temps modernes dans lequel ils s’identifient et celui qui a pris leur revanche (par procuration) par rapport aux injustices sociales et toutes formes de discrimination à l’encontre des couches les plus défavorisées. Outre ses exploits sur le rectangle vert et son allant empathique, l’astre argentin s’est toujours illustré par ses positions politiques nettement à gauche frôlant parfois l’extrémisme. Ses affinités avec les chefs d’Etats d’obédience communiste – Fidel Castro – et anti-impérialiste – Hugo Chavez – avec lesquels il entretenait des relations cordiales et amicales, ont corroboré son image de Don Quichotte et augmenter du coup son capital sympathie auprès des peuples qui se sentent opprimés et marginalisés. Pour prendre la mesure du phénomène, il suffit de flâner dans les rues de Naples et plus précisément du côté de Via Emanuele de Deo au « Quartier des Espagnols » ou San Giovanni a Teduccio, quartier difficile surnommé le « Bronx » où deux portraits monumentaux à l’effigie du Pibe de Oro dominent les flancs de deux immeubles de ces places emblématiques de la cité parthénopéenne et constituent une attraction touristique, voire même un lieu de pèlerinage pour les aficionados.
Trente ans après avoir quitté leur club, les napolitains vouent encore un véritable culte pour la star argentine qui a, de 1984 à 1991, hissé le Napoli au plus haut sommet du très disputé championnat italien en remportant deux Scudetti (en 1987 et 1990) après des lustres de disette pendant lesquelles le club avait croupi dans le ventre mou du classement. L’adulation de Maradona est toujours aussi prégnante. L’histoire et la culture de la ville sont fortement imprégnés du joueur au point d’en représenter un symbole et une identité au même titre que les crèches napolitaines, figurines représentant la nativité que l’on fabrique pendant la période de Noël ou la Napolitana, la reine des Pizzas. L’amour de Diego et la passion pour son œuvre qui dépasse le cadre strictement sportif, sont légués à la postérité en guise de précieux héritage qui a rendu la fierté au peuple napolitain et mis fin au règne sans partage du Nord, région la plus riche de la péninsule italienne, sur le Calcio. La veillée funèbre organisée aux abords du stade San Paolo, qui sera désormais baptisé à son nom, à l’annonce de son décès, reflète l’attachement des napolitains à leur idole dont l’image sera éternellement associée à la ville. En Argentine, sa terre natale, la passion est beaucoup plus vive et palpable. Elle effleure à peine l’hérésie. Son talent précoce l’avait prédestiné à quitter son pays prématurément et priver, du coup, le fervent public de la Bambonera, stade mythique de Boca Juniors, dernier club de Maradona avant son transfert au FC Barcelone, de vibrer aux exploits prodigieux du gamin en or. Une seule année à Boca (1981-82) aura suffi à Diego pour qu’il devienne un symbole du club le plus populaire d’Argentine et écrive son nom en lettres d’or dans son faste registre historique. C’est au Mexique, à l’occasion de la Coupe du monde 1986, que Maradona a joué sa plus belle partition en éclaboussant le monde entier d’une prestation époustouflante qu’aucun autre footballeur avant lui n’avait pu réaliser. Grâce à lui, l’équipe d’Argentine, pourtant ne figurant pas parmi les favoris de la compétition, a remporté le tournoi avec, à la clé, 5 buts de Maradona et une performance stratosphérique en quart de finale contre les anglais qui résume parfaitement le personnage. Pendant ce match légendaire que les Argentins appréhendaient comme un second round de la Guerre des Malouines où ils avaient essuyé un cuisant échec, l’Argentin a crânement lavé l’affront en faisant étalage de toute sa ruse – main de Dieu sur le premier but – et de tout son talent – but du siècle, sur le second -. Ce match a fait office de moment charnière dans la carrière de Maradona et lui a conféré ce côté mystique qui l’a accompagné jusqu’aux derniers jours de son intense et tourmentée vie. Sa prestation non moins remarquable contre les belges, en demi-finale, a été ponctuée par un exquis doublé, propulsant son équipe en finale de la compétition footballistique la plus prestigieuse. C’est encore lui qui a délivré une passe décisive tout aussi géniale à son coéquipier Burruchaga, en finale contre la RFA, qui a offert le sacre à la sélection Albiceleste. Le Mundial 86 a définitivement attesté et certifié solennellement l’immense talent de Maradona en le plaçant au sommet de la planète football. Dès lors, sa popularité s’est répandue comme une trainée de poudre et tous ses mouvements, sur et en dehors du terrain, sont suivis et scrutés par la presse internationale faisant la manchette des journaux et tabloïds du monde entier.
L’illustration de cette passion qui s’est carrément muée en culte, trouve sa plus délirante et loufoque traduction dans la fondation d’une église baptisée « Iglesia Maradoniana », le 30 octobre 1998, le jour de son 38ème anniversaire, dans la ville de Rosario. Il s’agit d’un mouvement religieux regroupant les adeptes du Pibe de Oro dont le nombre est estimé aujourd’hui entre 80 et 100 000 fidèles de plus de soixante pays. L’Eglise Maradonienne rempli les mêmes fonctions qu’une église chrétienne. Elle a même célébré sous sa paroisse le premier mariage Maradonien, le 29 octobre 2007, dans la ville de Colón, en Argentine, entre deux croyants mexicains. Encore plus hallucinant. Elle dispose de sa propre liturgie et calendrier des fêtes religieuses. La fête de Noël n’est plus l’apanage des chrétiens. Diego en a droit au sien, fêté la veille du jour de sa naissance, le 29 octobre. Les Maradoniens ont aussi leurs Pâques qu’ils célèbrent le 22 juin de chaque année, date marquant l’anniversaire du fameux match contre l’Angleterre, théâtre de la révélation divine qui s’est manifestée par une main (de Dieu) roublarde et frauduleuse envoyant les protégés de Bobby Robson – le sélectionneur des Three Lions Anglais – au tapis. Le stratège Argentin a tellement procuré du plaisir et enchanté les fans de foot à travers le monde nonobstant ses écarts de conduite et sa vie privée pas toujours exemplaire pour un champion de sa trempe, que ses conditionnels admirateurs se sont prêtés aux entreprises les plus extravagantes et insensées dans le but de perpétuer le mythe et sanctuariser ses prouesses éthérées avec le ballon rond. Quitte à commettre le sacrilège de l’assimiler à une divinité.