Par Anis Basti
Les péripéties de la Révolution à la sauce tunisienne n’arrêtent plus de nous surprendre. Alors que sous d’autres cieux ayant subi l’onde de choc dont l’épicentre a élu domicile à Sidi Bouzid, les événements ont pris une tournure plus dramatique aux allures de guerre civile et d’ingérence étrangère ostensible frisant l’insolence, dans nos contrées, les belligérants s’adonnent aux chamailleries et invectives les plus sordides à coup de collusion et entourloupette favorisées par une Constitution de compromis et un régime politique bâtard et abscons. A dieu ne plaise, l’antagonisme politique en Tunisie ne s’est pas exporté sur le terrain de l’artillerie lourde et des tirs de mortiers dans une lutte sans merci d’extermination et d’annihilation du prochain.
Toutefois, la Révolution tunisienne qui occasionna, dès ses premiers balbutiements, un élan d’espoir, de solidarité et d’enchantement que le pays n’avait plus témoigné depuis l’indépendance, s’est très rapidement muée en échec cuisant, emportant sur son passage une salve d’illusions perdues et plongeant la population dans le désarroi total et le désenchantement généralisé. Les effluves de jasmin, fleur éponyme de la Révolution du 14 janvier 2011, ont viré en puanteur insoutenable et odeur fétide à l’aune du désastre et de la décrépitude que le pays a connus. Les abîmes ? On les a déjà franchis ! S’en extirper ? Un leurre au regard de la profanation de la vie politique. Le résultat est prévisible dans la mesure où les as de la politique ont sacrifié l’éthique, l’intégrité et la bonne gouvernance sur l’autel de la mystification, la supercherie et l’imposture.
Cette inconvenante posture politique a fini par incommoder les dirigeants qui, somme toute, font face à leurs contradictions les plus grotesques et faillent, sur toute la ligne, à leurs promesses électorales et déclarations solennelles, entraînant, du coup, le pays dans une spirale de paradoxes que même les plus aliénés prendraient pour de la fiction et affubleraient de surréalisme. Dépourvus de tout scrupule, ces illustres profanes de l’art de l’enfumage et de la ruse politique font absolument le contraire de ce qu’ils déclament devant les microphones et caméras ou devant leurs sympathisants dans des meetings chauffés à blanc. L’exemple le plus emblématique de la félonie des politiques se manifeste dans les coalitions qui se font et se défont au gré des circonstances en faisant fi des affinités et points de recoupement qui peuvent exister au niveau des obédiences idéologiques et programmes entre les formations politiques rivales. Ce faisant, après chaque échéance électorale, l’on assiste pantois à des coalitions contre-nature au sein de l’hémicycle sur fond de calculs partisans et velléités d’hégémonie qui se manifestent, par ricochet, dans l’exécutif. Les adversaires de la période préélectorale qui, les uns comme les autres, ont juré de ne jamais coaliser en se traitant, par le biais de déclarations interposées, de tous les maux et en s’accusant mutuellement de tous les péchés et forfaitures, ont, comme par miracle, fait volte-face juste après la proclamation des résultats des élections pour convoler en justes noces et s’amouracher le temps d’une législature, voire moins. La réciproque est vraie. Certains soutiens faisant même campagne pour un candidat bien déterminé, se sont retournés, en un tournemain, contre lui pour se jeter dans les bras de son rival.
Un scénario digne d’un feuilleton à l’eau de rose ponctué d’actes d’infidélité et de trahison. Mais le paradoxe dont la Révolution a accouché, ne se cantonne pas aux coalitions éphémères, imposées par un régime politique saugrenu. En effet, le retour sur scène des caciques de l’ancien régime est éminemment intrigant. Par-delà le kaléidoscope des partis issus de l’atomisation du RCD que les élections de 2014 puis celles de 2019 ont fini par décanter, deux de ces principales figures ont connu des fortunes diverses et sont devenues des ennemis jurés. L’un – ex-Secrétaire général du RCD – s’est rangé du côté du président de l’ARP et du parti arrivé premier lors des dernières législatives, et l’autre – son ex-adjointe au parti dissout -, actuelle présidente du PDL, parti qui caracole en tête des sondages et disposant de 17 sièges à l’ARP, s’est distinguée par sa ligne bigrement hostile aux islamistes et leurs alliés. Cette situation a engendré des configurations rocambolesques. Les dépositaires du système, hier, ont basculé aujourd’hui dans le camp de l’opposition en dénonçant vigoureusement les dérives et les conciliabules qui se trament dans les arcanes du pouvoir. Comble de l’ironie, ces mêmes thuriféraires cautionnaient ces pratiques du temps de l’ancien régime, voire même ils les institutionnalisaient. En revanche, les pourfendeurs d’antan des régimes qui se sont succédé depuis l’indépendance, hissés au pouvoir à la faveur d’élections pour le moins entachées de clientélisme et de soupçons de financement occulte, se sont faits flanquer des acolytes du président déchu en les nommant officiellement et d’une manière éhontée en tant que conseillers et proches collaborateurs.
D’aucuns concèdent que les déboires occasionnés au niveau des finances publiques et du budget de l’Etat sont essentiellement dus à l’effectif pléthorique dans la Fonction publique et la masse salariale monstrueuse y afférente (16,6% du PIB et 49% des dépenses du budget de l’État). Ce phénomène a pris considérablement de l’épaisseur après la Révolution suite aux campagnes de recrutements massifs et abusifs (voir notre article « Haro sur l’Administration » du 19 février 2021) qui avaient plombé le budget de l’Etat.
Mais pas que ! Les grèves à foison adossées à des revendications pompeuses et farfelues ont également été à l’origine de cette descente aux enfers. Le spectre de la banqueroute vers lequel nous avançons à grands pas, est plus que jamais envisageable eu égard à la réticence du FMI à renflouer les caisses de l’Etat par un prêt en sus. Mais paradoxalement à la flambée de l’effectif des fonctionnaires qui est supposée impacter positivement son efficacité et sa qualité, le service public s’est, au contraire, complètement délité et l’Administration qui fut auparavant la fierté de la Tunisie, est renvoyée dans les cordes de la déliquescence et jetée en pâture à la négligence et à l’incurie. Faut-il se rappeler que la Révolution s’est construite sur les fondamentaux de la lutte contre les passe-droits et la corruption qui faisaient ravage du temps de l’ancien régime ? Les dirigeants qui se sont emparés de la régence dès les premières aurores de la Révolution, ont cru bien faire d’instaurer des instances publiques pour contrer les dérives de concussion et malversation et veiller au respect des lois en vigueur. Toutefois, l’indice de corruption n’a jamais atteint des sommets que pendant ces derniers temps nonobstant un simulacre de campagne de lutte contre la corruption diligentée en 2017 pour un résultat en trompe-l’œil. Par l’aveu même de Patrice Bergamini, ancien ambassadeur de l’UE en Tunisie, qui, dans une fameuse interview accordée au journal Le Monde, le 09 juillet 2019, seulement quelques mois avant la fin de sa mission, a vilipendé une forme d’oligarchie qui règne sur l’économie tunisienne et qui constitue une chape de plomb à tout changement de modèle économique tiré par une jeunesse entreprenante et créative. Une déclaration qui a crée un tollé dans les milieux politiques et des affaires et jeté un pavé dans la marre de ce tabou qui demeure alambiqué et embroussaillé aux yeux de bon nombre de citoyens. D’autre part, l’économie de rente n’a jamais été aussi florissante et le commerce informel n’a jamais autant eu pignon sur rue.
Sur un plan plus politique, les comptes opaques des partis, les soupçons de corruption et de conflit d’intérêt qui pèsent sur plusieurs ministres, voire même sur un ancien chef de gouvernement et les signes ostentatoires d’enrichissement illicite de certains dirigeants plaident en faveur de l’assertion prônant l’inanité de ces instances notamment par rapport à leur effet dissuasif et la perplexité qu’entretiennent les citoyens quant à leur efficacité.
S’agissant du processus de la transition démocratique qui a été, justement ou injustement, confié à l’IVD (Instance de vérité et dignité), l’on peut conclure que ni la vérité n’a éclaté, ni la dignité n’est recouvrée. D’aucuns attesteront que c’est à cause du personnage sulfureux et controversé de sa présidente, mais le constat est implacable. Le passé est plus que jamais couvert du voile du mensonge et de l’ambiguïté étant donné que cette instance est fortement soupçonnée d’être sous la coupe de certaines formations politiques et taxée de partialité criarde. Dans un registre plus comique et extravagant, un dirigeant du parti islamiste a appelé, lors d’une déclaration dans une émission télévisée, à neutraliser les mosquées de la propagande politique et de les préserver de toute instrumentalisation à des fins politiques en réaction à la participation du président de la République, leur adversaire attitré du moment, à la prière du vendredi dans une mosquée d’un quartier populaire de la périphérie de Tunis. C’est hallucinant combien cette Révolution détient le pouvoir magique d’inverser les rôles et de faire agir et prononcer les acteurs par le biais d’actes et propos contre leurs convictions et promesses. Dans ce trop-plein de paradoxes, serait-il plus approprié d’adjoindre un seul adjectif au slogan phare de la Révolution, en l’occurrence de la liberté et de la dignité… bafouées pour l’inscrire dans cette paradoxalité envahissante. Peut-être c’est plus juste, hein?