Par Anis Basti
Samedi 27 février 2021, tous les yeux étaient rivés sur le centre-ville de Tunis où s’est tenue, en grande pompe et avec tapage, la manifestation du parti Ennahdha. L’on est en droit de s’interroger sur les vrais ressorts ayant poussé le parti islamiste aux 54 sièges à l’ARP à organiser une telle parade et sur son timing qui est loin d’être spontané et anodin.
Alors que le pays est au plus mal sur les plans sanitaire et économique. À un moment où la situation sociale est plus que jamais explosive et risque de s’embraser à tout instant, le parti arrivé premier aux législatives de 2019 et demeurant indétrônable depuis les élections de la Constituante du 23 octobre 2011, a trouvé bon et judicieux de manifester en masse à seulement quatre jours après que l’agence de notation Moody’s ait dégradé la note souveraine de la Tunisie de B2 à B3 tout en maintenant la perspective négative. L’on comprendrait bien si cette manifestation aurait brandi des slogans contestataires et exprimé le désarroi et le désenchantement des manifestants par rapport à cette morbidité qui devient de plus en plus insoutenable et qui suscite les appréhensions les plus légitimes.
Mais quand l’organisateur est le premier responsable de cet échec, cela s’apparenterait à du délire et à de l’hérésie. Le délire ? Nous en sommes à l’orée car cette manifestation a pris des allures de célébration et adopté une posture de triomphalisme renforçant, du coup, notre doute que ces gens vivent sur une autre planète. La forme est encore plus répugnante et plus abjecte que le fond. Un bain de foule digne d’un monarque ou d’un despote à l’honneur du leader du parti islamiste qui en abuse sans repu de ces aliénations obséquieuses pour flatter son ego et nourrir sa mégalomanie. À la manière d’un Ben Ali à son apogée avec l’adulation mystique en plus.
La surenchère de la servitude a poussé certains flagorneurs à courber l’échine pour jouir d’un baiser de main furtif d’un Cheikh costard-cravate aux anges, leur montrant la voie du sacerdoce ou pour lui clamer, à tue-tête, leur allégeance totale et inconditionnelle.
Une ribambelle de bus touristiques garés en file indienne aux abords de l’avenue Mohamed V en signe de transgression totale de la mesure d’interdiction des déplacements entre les régions, laquelle mesure a été décrétée par un gouvernement que le parti Ennahdha lui-même soutient fermement et pour lequel il a accordé sa confiance à l’hémicycle. Invraisemblable ! Plus affligeant encore, tous les attroupements et rassemblements de personnes ont été également interdits en vertu de la batterie de mesures anti-Covid que le parti à la tête de la Coalition au pouvoir a dédaigneusement violés dans l’insouciance totale et le mépris absolu de la santé de ses sympathisants. Tout porte à croire que des sommes faramineuses ont été déployées pour ces dépenses somptuaires et cette mobilisation tous azimuts de hordes de laquais, gonflés à bloc, venant de tous les horizons du territoire national pour une démonstration de force inédite depuis le sit-in Errahil du Bardo en 2013 et ses corollaires de contre-manifestations organisées par les autoproclamés « dépositaires de la légitimité » d’antan qui ne sont autre que ces mêmes islamistes. Outre le déploiement d’une flotte impressionnante de bus affrétés ou mis à disposition par des membres nahdhaoui bienveillants – comme l’a souligné le président du Conseil de la choura d’Ennahdha sur les ondes d’une station radio privée, le lundi 1er mars 2021 –, de gros moyens logistiques ont vraisemblablement été mis en place pour mettre en scène cette parodie de manifestation et, surtout, pour appâter leurs mercenaires par une misérable pitance distribuée dans des cartons de fortune ou par un dérisoire quota en oseille, remis à la dérobée à des stipendiés concédant à jouer le rôle de simples figurants. On a fait montre d’un excès de candeur en croyant que ces mises en scène infâmes et anachroniques, tramées grâce à l’instrumentalisation de la misère, de l’ignorance et de la félonie des gens, ont été balayées par la Révolution pour tomber, une fois pour toute, dans les ténèbres de notre passé brumeux et échouer dans l’escarcelle des dépravations de l’ancien régime ; toutefois, ces fossoyeurs de la démocratie n’ont fait que les affubler de nouveaux oripeaux en les recyclant grâce aux vielles méthodes éminemment avilissantes relevant d’un autre âge. L’allégorie qui sied à cette attitude est celle de l’animal blessé, qui, dans une ultime et vaine tentative pour sauver sa peau, laisse transparaitre son visage le plus agressif et expansif en guise de baroud d’honneur pour feindre une impavidité dont il est intimement convaincu d’en être dépossédé. A force de coltiner la succession des échecs depuis qu’ils avaient mis le grappin sur la régence, et après avoir épuisé tous les faux-fuyants et échappatoires possibles ayant trait aux promesses non tenues que plus nous avançons dans le temps, plus leur crédibilité s’étiole pour dévaler irrépressiblement jusqu’à la lie du discrédit et de la désaffection, les dirigeants nahdhaoui ambitionnaient, par cette manœuvre désespérée, de reprendre du poil de la bête et enjoliver, autant que faire se peut, une image ternie par une scorie de déconvenues et une gouvernance désastreuse laissant derrière eux un tableau noir et des indicateurs dans le rouge. La crise du Covid n’a fait que les enfoncer davantage dans leurs travers. Cependant, les tenants et les aboutissants de cette affaire ne s’arrêtent pas à ce constat morose. De toute évidence, le niveau d’adversité et la menace y découlant sont montés d’un cran avec l’ascension fulgurante dans les sondages de la virulente et ennemie jurée des islamistes, Abir Moussi, présidente du PDL, avatar du RCD ou héritier du PSD (Parti socialiste destourien fondé par Bourguiba en 1964) comme elle s’autorise à le qualifier et prétend en tirer sa légitimité.
Abstraction faite de toute animosité déclarée entre Ennahdha et le PDL, les deux partis se rejoignent en revanche sur un point et se partagent le même atavisme de la pratique de la politique. En effet, ils sont tous les deux adeptes de ce genre de fanfaronnade et d’exhibitionnisme dans le but d’impressionner, d’intimider et de bomber le torse par la faculté à mobiliser, entasser et amonceler des âmes humaines pour la plupart démunies de moyens, d’esprit et d’éthique. Pour rappel, le PDL a tenu, une semaine plutôt, un semblable meeting populaire à Sousse rassemblant des milliers de sympathisants de toutes les régions en infraction totale des mesures anti-Covid. À cela s’ajoute l’inattendue rébellion du président de la République vis-à-vis de toute la classe dirigeante et le système qu’elle a mis en place eu égard au soutien apporté par le parti Ennahdha au candidat Kaïs Saïed au deuxième tour des élections présidentielles de 2019. Ses saillies médiatiques brouillées et mystérieuses et ses déclarations intrigantes sur fond de complotisme et de traitrise avec des parties étrangères, font persister le doute quant à leur véracité et accentuer le schisme entre lui et les dirigeants actuels dont Ennahdha est leur figure de proue. A-t-il pris le rapprochement entre Ennahdha et Qalb Tounes, qui s’est transformé en coalition gouvernementale, à son détriment ? L’a-t-il ressenti comme un acte d’infidélité étant donné que cette coalition s’est établie avec son rival au deuxième tour des présidentielles, en l’occurrence Nabil Karoui ? La réunion de ces facteurs a mis le parti Ennahdha dans de beaux draps et l’a acculé à faire feu de tout bois pour investir une rue, qui lui fut pour longtemps confisquée, comme seul et unique moyen d’affirmation de soi. A défaut de renflouer les caisses de l’Etat en espèces sonnantes trébuchantes et de créer des richesses pour résorber, un tant soit peu, un chômage devenu endémique et améliorer le pouvoir d’achat des citoyens qui s’est réduit comme une peau de chagrin, le parti Ennahdha a préféré remplir de monde l’avenue Mohamed V et tout mettre en œuvre pour galvaniser ses ouailles et chatouiller leurs instincts les plus grégaires. Mais ce que ces bigots semblent ignorer, c’est qu’en célébrant leur paupérisation galopante, ils engraissent la vénalité démesurée de leurs maitres.