Par Anis Basti
Nous sommes une société qui fonctionne aux postulats, aux dogmes et aux stéréotypes.
Notre rapport à la langue est dénué de toute analyse sémantique préalable à la propre définition que l’on se fait d’un lexique commun qui se veut dévolu plutôt que le fruit d’une construction de pensée, d’une instruction circonspecte ou d’une expérience empirique édifiante. Nous n’arrivons pas à saisir le vrai sens des mots, leur acception et encore moins leur étymologie. Cela a vocation à créer des concepts sibyllins et embrouillés qui s’inscrivent dans un atavisme linguistique et culturel fortement empreint dans l’imaginaire collectif du Tunisien. Cette paresse intellectuelle et indigence cognitive ont abouti à la fondation d’un système doctrinal et immuable qui s’accommode de la mystification et fait du paralogisme son credo. La Révolution devait être une aubaine pour démêler les ambiguïtés et dissiper les confusions ayant trait à certaines abstractions d’apparence évidentes mais au fond bigrement complexes et alambiquées que l’on peut appréhender sous différents angles de vue, en l’occurrence politique, académique, voire même philosophique. Ce faisant, la conceptualisation des notions que l’on a apprises sur le tas et que l’on nous débite à coup de laïus et baliverne alimentant les discours politiques pompeux et l’avidité incommensurable du mainstream, est pervertie de son vrai sens et dévoyée de sa signification originelle. Pas la peine de chercher loin pour réaliser l’ampleur du préjudice de cette allégation sur la bien-pensance et le fourvoiement collectif qu’elle occasionne par rapport aux valeurs intrinsèques sur lesquelles se dresse la construction mentale, politique et culturelle du Tunisien. A s’en tenir à l’article premier* de la Constitution qui a, par ailleurs, la primauté sur les 148 suivants, l’on distingue six notions et principes en rapport avec la nature et l’identité de l’Etat en vertu desquels s’est élaborée la loi fondamentale dans sa nouvelle version et qui sont respectivement la liberté, l’indépendance, la souveraineté, la religion, la langue officielle et le régime républicain. On prend les mêmes et on recommence car aucune modification ne fut apportée à cet article par rapport à la Constitution de 1959. Les constituants des deux époques avaient jugé ces principes comme consensuels et ne prêtant à aucune équivoque, d’où l’impératif de les maintenir intacts et inchangeables. Toutes ces notions – six au total – sont sujettes à controverse et demeureront ésotériques aux yeux de la majorité des citoyens. Mais intéressons-nous dans ces quelques lignes à celle qui est à la fois la moins contestée et la plus énigmatique, en l’occurrence la souveraineté. Trônant en tête de gondole dans le lexique diplomatique et des relations internationales, ce principe est devenu une véritable tarte à la crème tellement les politiques de tout acabit en abusent sans repu dans leurs discours et communiqués insipides marqués par leur platitude que seuls les en-têtes estampillés de leurs logos nous renseignent sur leurs auteurs.
La souveraineté, ce vain mot qui revient tel un serpent de mer, s’est réduit à un lieu commun et s’est confiné à un poncif que tout le monde rabâche et entend parler mais que personne (ou presque) ne mesure sa portée ni son vrai sens. De toute évidence, les dépositaires de l’autorité sont les premiers à mettre sur le banc des accusés et vers lesquels se dirigent les remontrances les plus acerbes eu égard aux violations ostentatoires qu’ils avaient commises et commettent encore à l’encontre de ce principe fondamental et vital pour l’existence d’un État. On a du mal à imaginer que dans un pays tiers qui déclame haut et fort son indépendance et se veut inflexible avec sa souveraineté, des ambassadeurs étrangers auraient à ce point les coudées franches pour s’adonner à une salve de rencontres avec les têtes des institutions régaliennes du pays et les chefs des partis politiques les plus agissants sur la scène sous de faux airs de visites de courtoisie et d’activité diplomatique d’usage mais qui ne sont en vérité que des menées d’ingérence manifeste dans les affaires politiques internes du pays, a fortiori en temps de crise prégnante. Au nom du principe de la réciprocité, notre ambassadeur à Paris a-t-il usé de son entregent pour rapprocher les positions du gouvernement français à celles des gilets jaunes ? Celui à Washington s’est-il entretenu avec les représentants de l’administration américaine pour trouver une issue à la suite de la prise d’assaut du Capitole par des manifestants pro-Trump ? Cela relèverait plus de la fiction que de la pure action diplomatique.
Cependant, les mouvements des diplomates étrangers ne se sont pas limités au giron politique ou diplomatique. En effet, elles ont étendu leurs tentacules pour atteindre certaines entreprises publiques, qui plus est en grande difficulté, attirant pour le coup les soupçons d’ingérence dans la gestion de celles-ci surtout quand une firme compatriote de l’ambassadeur en question détient une lourde dette envers la compagnie tunisienne. Ces soupçons sont confirmés par la concomitance de la visite dudit ambassadeur au siège de cette dernière et la saisie de ses comptes pour défaut de paiement quelques jours après. La gravité de cet acte n’a d’égal que l’indifférence dont ont fait preuve les dirigeants face à cette violation manifeste de la souveraineté économique du pays. Une déclaration fracassante du secrétaire général de l’Ugtt, en date du 10 mars 2021 à l’occasion de la conférence annuelle des cadres de la santé de Tunis, a fait couler beaucoup d’encre et donné quelques sueurs froides à tous les patriotes attachés à la souveraineté de leur pays. En effet, M. Taboubi a assené que les services de renseignements étrangers circulent librement dans le pays au mépris de la souveraineté nationale pour laquelle des milliers d’âmes sont tombées en martyr.
Mais comme à l’accoutumée, les autorités, aussi bien politiques que judiciaires, se sont illustrées par leur désinvolture et désengagement et n’ont, bien entendu, pas bougé le petit doigt pour prendre au sérieux ces allégations aussi bouleversantes que flippantes. Force est de constater que le ministère public s’est toujours montré plus prompt à réagir aux affaires liées aux libertés individuelles qui tombent sous la coupe de l’inénarrable délit d’outrage aux bonnes mœurs qu’à celles qui mettent en péril la souveraineté du pays. Une spécialité qui confine à l’obsession. Ces déclarations semblent inaudibles de la part des partis politiques, pouvoir et opposition confondus qui sont visiblement plus occupés par les chamailleries et joutes puériles. Ce mutisme intriguant attise les soupçons d’inféodation à des puissances étrangères qui pèsent déjà sur certains partis et dirigeants effrontés dont l’allégeance à une telle ou telle alliance internationale occulte n’est qu’un truisme. En période de crise économique profonde qui laisse présager le spectre de la banqueroute et de l’explosion sociale, la souveraineté est souvent mise à mal par la pression exercée par les donneurs et bailleurs de fonds internationaux dont les exigences et conditions se veulent de plus en plus contraignantes et difficiles à satisfaire.
D’aucuns les assimilent à une vraie ingérence et à, carrément, de l’interventionnisme dans les politiques économiques et monétaires du pays demandeur qui se trouve entre le marteau des injonctions des institutions financières internationales et l’enclume de l’impératif des dépenses courantes, particulièrement les salaires de la fonction publique et le financement de la Caisse de compensation pour les produits de première nécessité qui sont constamment sur une trajectoire croissante. Les récents rapports du FMI et de la Banque mondiale font office de véritables directives à l’adresse du gouvernement tunisien et ont explicitement formulé les réformes à entreprendre (allégement de la masse salariale dans le secteur public, rationalisation du système des subventions et restructuration des entreprises publiques, pour ne citer qu’eux) comme condition sine qua non pour bénéficier de nouveaux prêts à des taux de plus en plus exorbitants suite à la dégradation de la note souveraine de la Tunisie par l’institut de notation Moody’s. Le sinistre traité du Bardo du 12 mai 1881 actant le protectorat français en Tunisie n’eut eu lieu sans l’effondrement de l’économie, en l’occurrence le surendettement occasionné par un pouvoir beylical liquéfié. 140 ans plus tard, la Tunisie se retrouve quasiment dans la même configuration mais cette fois-ci sans la crainte de se faire envahir par une armée étrangère car le néo-colonialisme s’est déguisé sous un nouveau visage et s’est inventé de nouveaux modes opératoires plus subreptices et insidieux, agissant par procuration auprès des bailleurs internationaux. La faim et la privation ont, de nos jours, substitué le largage de bombes et tirs d’artillerie. Décidément on est redevable au nouvel ordre mondial d’avoir daigné nous accorder plus de clémence et de lénification dans le dépérissement !
*La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime.