jeudi 21 novembre 2024
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Regards d’une juriste sur le Projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale

Aïda CAID ESSEBSI FOURATI, agrégée en Droit privé, Maître de conférences à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, Responsable du Master « Droit de la santé »

Depuis la nuit des temps, les descendants d’Hippocrate semblaient être les sauveteurs, les détenteurs d’un savoir magique, celui de soulager les maux. Affaibli, ignorant, vulnérable, le malade ne pouvait que les bénir, il ne contestait pas leurs décisions ou leurs choix ni les accusaient d’être coupables d’un mal ou d’un décès. Pourtant, coupable, le médecin l’est devenu. Il est désormais responsable civilement et pénalement. Le malade, jadis impuissant devant le maître guérisseur, commence à réclamer, à contester, à vouloir comprendre… Du médecin, ange gardien, on est désormais face à un médecin responsable, redevable de réparation ou passible de prison.

Ce changement de mentalités est constaté en Tunisie depuis quelques années à travers diverses affaires portées devant les tribunaux où le médecin, (et le professionnel de santé en général), est désigné comme coupable de fautes ayant causé des préjudices aux malades. On a encore à l’esprit les affaires – très médiatisées- du médecin anesthésiste de Gabès, des bébés de la Rabta, de la mise en garde à vue des deux résidentes de Sahloul, ou encore l’affaire des stents périmés…

Dans ce contexte, un regard s’est posé sur le cadre juridique relatif aux professionnels de la santé. Ces derniers ont commencé à exiger que l’on tienne compte de la spécificité de « leur Art » et à réclamer une loi spéciale qui régit leur activité. Et c’est dans ces circonstances qu’entre 2015 et 2016, une commission a été désignée au sein du ministère de la santé, afin d’élaborer un projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale, aujourd’hui présenté devant l’ARP.

Un état des lieux s’impose (I) avant que tenter de déterminer l’apport de ce projet (II).

I- L’état des lieux :.

1- Au pénal : Aujourd’hui, si le patient décède ou subit des dommages corporels, les médecins et les professionnels de la santé sont soumis aux articles 217 et 225 du Code Pénal. Ces articles sont de formulation tellement large que toute négligence, imprudence, manquement aux règles de l’art peut être à l’origine d’une peine d’emprisonnement. Une telle crainte d’être condamné au pénal, d’être arrêté et jugé pousseraient les médecins à adopter « une médecine défensive », très coûteuse pour le malade et pour l’Etat; ou même à fuir nos hôpitaux vers des pays où l’exercice de la médecine tient plus compte des aléas de cet Art.

2- Au civil : Le patient -victime de dommages- peut agir contre le médecin pour réclamer une réparation. Là encore, c’est le droit commun qui s’applique. Le patient va tenter d’avoir une indemnisation devant le juge administratif (si le dommage survient dans une structure publique) ou devant le juge judiciaire (si le préjudice est causé dans une clinique ou par un médecin de libre exercice). Dans ce cas, c’est le patient qui va souffrir. Hormis l’atteinte à son intégrité physique, il devrait subir les aléas d’un procès coûteux, et se perdre dans les périples de la preuve de la faute du médecin, difficile à apporter. Il doit également prouver le préjudice qu’il a subi et le lien de causalité entre la faute et le dommage; une tâche d’autant plus ardue que l’accès au dossier médical n’est pas du tout aisé… Un procès lent et épuisant qui dure plusieurs années.

Qu’apporte le projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale à cette situation ?

II- L’apport du projet :.

Pour pouvoir évaluer ce projet de loi, on doit d’abord déterminer les objectifs qu’il vise (1) puis la méthode qu’il adopte (2).

1- L’objectif : de ce texte est -et doit être- l’équilibre entre les différents intérêts en jeu. Parmi les objectifs du texte, c’est de préserver le droit du patient à une réparation intégrale et rapide de son dommage, en cas de faute médicale ou même en cas d’accident médical. Mais ce texte tient également compte des intérêts du médecin qui ne sera condamné au pénal que pour la négligence grave. Et qui ne sera pas appelé à comparaître devant un tribunal si le litige est tranché à l’amiable.

Ce texte a abouti à des choix assez équilibrés, évitant les excès, puisqu’un excès de protection des intérêts du malade aboutirait à une médecine défensive où le médecin multiplierait les examens et explorations afin de se prémunir contre toute responsabilité, ce qui implique finalement un traitement lourd et couteux pour le malade. Dans le même sillage, le médecin pourrait s’abstenir tant que possible de soigner ou de prendre des risques, ce qui serait un frein à l’évolution médicale et une situation catastrophique pour les patients. Un excès de protection des patients se retournerait ainsi contre eux.

Mais la protection excessive des professionnels de santé, sous la pression de leurs représentants et ordres professionnels défendant leurs intérêts aboutirait à des injustices à l’égard du patient, en situation de faiblesse et de vulnérabilité.

Le texte doit trouver le juste milieu entre les différents intérêts antagonistes des professionnels de santé et des malades, tout en assurant une réparation facile, équitable et intégrale.

Pour y aboutir, quelle est la méthode adoptée par le projet ?

2- La méthode : D’abord, ce projet commence par Unifier les règles applicables aux établissements sanitaires du secteur privé et public. Jusqu’à aujourd’hui, le patient victime d’un dommage dans un hôpital n’est pas soumis aux mêmes règles légales que le malade ayant subi un dommage similaire dans une clinique, une rupture d’égalité injustifiée et à laquelle le projet vient palier.

Ensuite, ce texte vient Clarifier certaines notions qui étaient jusque là tributaires des divergences doctrinales et des hésitations jurisprudentielles. Ainsi, le projet définit la faute, l’accident médical, le préjudice anormal, etc…

Pour ce qui est de la faute, l’article 3 la définit comme étant tout comportement non intentionnel du professionnel de la santé qui n’a pas fourni l’effort nécessaire (dans le cadre de l’obligation de moyens mise à sa charge) conformément aux règles acquises de la science et aux moyens disponibles dans le cadre de sa fonction et de sa spécialité. Le critère de « moyens disponibles » et « dans la limite du possible » revient également dans l’article 9 du projet. En effet, les médecins contestaient l’absence de normes tunisiennes qui tiendraient compte de la spécificité des conditions d’exercice dans notre pays. De même, L’INEAS (Institut National de l’Evaluation et d’Accréditation en Santé) instaurait des guides de conduite sans connaître leur valeur contraignante. L’article 9 vient retenir les guides et les instructions émises par l’INEAS comme repères pour déterminer les normes dont le médecin tunisien est tenu.

Même si la définition de la faute adoptée dans l’article 3 attrait plutôt à la « faute technique », le projet évoque également les « fautes d’humanisme », lorsqu’il instaure les droits des malades. En effet, l’article 20 affirme la nécessaire protection des droits constitutionnels du malade, son droit à la protection de son intégrité physique, de ses données personnelles.., l’article 21 consacre pour sa part les droits du malade sur son dossier médical.

Il est à noter que le projet exclut du champ de la réparation les dommages dus à la chirurgie esthétique, pour lesquels le professionnel est tenu d’une obligation de résultat.

Par ailleurs, ce projet vient trancher des questions restées douteuses ou sources de polémiques. Parmi les questions épineuses en matière de responsabilité médicale figure l’obligation d’information qui inquiétait les médecins. Le projet instaure cette obligation, détermine son étendue et les cas exceptionnels où le médecin n’est pas tenu d’informer.

Pour ce qui est de l’étendue de cette obligation, le projet vient trancher la question eu égard à une jurisprudence précédente. En effet, aussi bien la jurisprudence judiciaire qu’administrative hésitait quant à l’étendue d’une telle obligation et dans certains arrêts le champ qui lui a été attribué a été très large. Ainsi, certains arrêts imposaient l’information du patient des risques même très peu probables. L’article 14 du projet exige l’information préalable du malade des différents examens et traitements proposés, des moyens préventifs, impose d’avoir l’avis du patient sur ces soins et de l’informer en toute loyauté des alternatives thérapeutiques. Ce qui parait comme un champ assez large, Toutefois, l’information se limiterait aux complications fréquentes et aux risques les plus probables selon l’état du patient. Ce qui s’avère être un choix raisonnable.

Le projet traite également de la détermination de la responsabilité du fait des accidents médicaux, des infections nosocomiales et de la responsabilité du fait des produits de santé. C’est une responsabilité objective, sans faute. Le projet a ainsi tranché cette question que la jurisprudence a retenu dans certains arrêts.

Le texte effectue également un choix important en matière de responsabilité pénale : le médecin ne sera condamné au pénal qu’en cas de négligence grave.

Par ailleurs, ce projet a fait le choix de simplifier : il opte pour une procédure de règlement amiable, sans avocat, simple par rapport aux recours judiciaires ordinaires, longs et couteux. La commission responsable de cette procédure est présidée par un juge. Certes, cette étape est obligatoire mais si le règlement amiable n’aboutit pas, la voie juridictionnelle reste toujours ouverte et le droit constitutionnel de recours à la justice demeure protégé.

Ce projet opte également pour la création d’un fonds d’indemnisation qui garantit la réparation des dommages. Afin de faciliter sa gestion, ce fonds pourrait être rattaché à la CNAM par exemple, mais dans la conception actuelle du ministère de la santé, ce sera probablement un fonds-compte, c.-à-d. qu’il n’a pas la personnalité juridique. Il faudrait donc assurer les conditions de sa viabilité pour que les victimes puissent être indemnisées.

Dans cette lignée, les personnes redevables de contribuer au fonds sont l’Etat (en tant que responsable du fait des professionnels de la santé exerçant dans les structures publiques et non pas dans une logique de solidarité nationale) et les différents intervenants dans le secteur sanitaire (cliniques, médecins, fabricants de produits sanitaires, laboratoires pharmaceutiques, etc…).

Ce mode d’indemnisation, qui assure une réparation intégrale des dommages subis, ne devrait en aucun cas être un moyen de déresponsabiliser les médecins. Les contributions de ces derniers au fonds seraient régies par la règle du Bonus-Malus. Ainsi, le médecin négligent contribuera plus que le médecin vigilant et diligent.

Le fonds indemnise les fautes, les infections nosocomiales, les accidents médicaux et la responsabilité du fait des produits. Les sociétés d’assurances ne feront pas partie de ce système de couverture, dès lors qu’elles refusent de couvrir les accidents médicaux et ne voudraient couvrir que les fautes médicales d’une part et qu’elles cherchent à imposer les barèmes de réparation calqués sur la réparation des accidents de la circulation, qui sont catastrophiques, d’autre part.

Le projet adopte donc une méthode pédagogique qui clarifie, simplifie, tranche mais il n’est pas pour autant à l’abri de critiques.

En effet, les délais de prescription prévues sont de 10 ans à partir du fait dommageable alors qu’ils devraient s’élever à 15 ans, comme c’est le cas pour le droit commun.

Pour ce qui est des dommages réparables, l’article 34 établit une liste. Est-ce une liste limitative ? Ou est ce qu’on peut agir sur la base du droit commun pour réclamer la réparation d’autres préjudices ?

Ceci dit, ce projet, comme tout texte juridique, est perfectible, mais il ne faut pas perdre de vue l’objectif initial et primordial de l’équilibre des intérêts en jeu. Et si chaque corps de métier a des intérêts à défendre, il ne faut pas oublier que le patient n’a pas de défenseurs qui le soutiennent, à part le législateur auquel il a confié la destinée.

Ce projet devrait donc aboutir à des choix raisonnables, puisqu’un législateur est toujours censé assurer cet équilibre prêché entre les différents intérêts antagonistes, pour que sa loi soit une bonne loi, voire même une loi excellente, puisque comme disait Aristote « ce qui est milieu du point de vue de l’essence est un sommet du point de vue de l’excellence ».

1 « Est puni de deux ans d’emprisonnement et de sept cent vingt dinars d’amende, l’auteur de l’homicide involontaire, commis ou causé par maladresse, imprudence, négligence, inattention ou inobservation des règlements ».

2 « Est puni d’un an d’emprisonnement et de quatre cent quatre-vingt dinars d’amende, quiconque aura, par maladresse, impéritie, imprudence, inattention, négligence ou inobservation des règlements, causé des lésions corporelles à autrui ou les en aura provoqué involontairement ».

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