Par Zouhair BEN JEMAA
Mettre en doute la probité, le patriotisme et la compétence de si Mohamed Ennaceur serait faire offense à la Tunisie entière. Voulant défendre si Mohamed sans avoir lu son dernier livre « Deux Républiques, une Tunisie », des amis m’avaient fait le reproche de juger à la hâte, j’avais alors promis de lire le livre et de reprendre mon jugement, voilà chose faite.
De prime abord, si Mohamed met les repères et annonce la couleur : témoin charnière d’avant et d’après l’indépendance, et là, on est vite suspendu au contenu de ce livre qui allait enfin nous révéler ce qui s’était réellement passé, étant rassuré par l’intégrité morale et intellectuelle de notre témoin sage qui sacralise le contrat social et la solidarité nationale. Je fus conquis par le début du livre avec l’enfance et le mérite de si Mohamed à vouloir réussir ses études coûte que coûte, ensuite son début de carrière et son recrutement par son maître juste après l’indépendance, comment l’équipe de Bourguiba avait attaqué tous les chantiers sans en avoir les moyens techniques et financiers. Et le plus grand chantier était certainement celui de trouver du travail à tous les chômeurs pour leur rendre la dignité et vaincre leur pauvreté. Le témoignage sur cette époque est captivant et devrait nous inspirer tous que nous sommes pour sortir de l’asphyxie et du colonialisme dans lequel nous nous trouvons actuellement. Sur cette époque de reconstruction Bourguibienne et à bien des égards, ce livre est un témoignage subjuguant !
Ensuite, je fis un premier constat, et trouvais curieux qu’à cette époque de reconstruction et de grands projets, le livre semble avoir ignoré des régions entières, et pour exemple, Sfax n’a été citée qu’une fois pour annoncer l’installation de l’usine qu’on savait tueuse : la NPK qui a détruit à jamais le littoral de la deuxième ville du pays, et qui a causé des milliers de morts de pollution chimique parmi les pauvres citoyens.
D’autres gouvernorats n’ont même pas été cités une seule fois, ceci pourrait expliquer le commencement de la marginalisation de certaines régions. Même quand le livre parle de la révolution de 2011, il ya bien eu Metlaoui, Sidi Bouzid, Tunis, et la fameuse manifestation qui avait eu lieu à Sfax et qui avait fait pencher la balance n’a pas été citée. Je remarque juste que les politiques de tout temps ont eu des visions ciblées, et tous nos déséquilibres sociétaux viennent de cette maldonne de l’histoire ! Ceci n’est qu’un constat de passage et n’accuse aucunement la personnalité créatrice et attachante du grand homme si Mohamed Ennaceur !
S’agissant du jugement de l’homme d’Etat qu’est si Mohamed sur l’histoire de la Tunisie, le lecteur que je suis est resté sur sa faim sur beaucoup de sujets qui sont essentiels pour le citoyen Lambda, comme les moments forts à l’époque de Bourguiba, si Mohamed a toujours préféré se retirer pour ne pas affronter les problèmes qui l’avaient opposé à feu M. Mzali par exemple. Quand il évoquait les soupçons de complot de si H. Achour avec Kadhafi, il ne donne pas de preuve mais il croyait savoir. Pour la période post janvier 2011, si Mohamed donne l’impression de ménager tout le monde, et a évité de crever beaucoup d’abcès sur des épisodes qui taraudent encore les Tunisiens depuis le début : Ennahdha par exemple, qui, de minoritaire à la haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, passe à la première place du nombre d’élus en 2012. A aucun moment si Mohamed n’a évoqué l’argent sale dont ce parti avait bénéficié via ses associations caritatives qui nageaient scandaleusement dans la malversation! Pas un mot sur l’inaction du président de l’ARP qu’était si Mohamed, suite à plusieurs demandes de levée d’immunité contre des députés accusés de corruption, lui qui savait mieux que quiconque le symbole de la corruption parmi les gouvernants ! Si Mohamed est passé trop vite sur la période HKE qui était pourtant la cause principale de la grande déchirure des Nidéïstes, et dont l’opinion est encore amère et écœurée !
On a l’impression que le livre est écrit par deux personnages : le patriote commis de l’Etat exemplaire et le politique qui a tenu à gérer sa sortie avec prudence et diplomatie. Dans le conflit qui avait opposé les deux ex candidats à la présidentielle Y.C. ET A.Z., l’ordinateur qui a saisi le texte du livre avait été programmé pour ne presque pas citer le nom CHAHED, alors que pour si ZBIDI, les éloges furent nombreux, ce qui n’enlève aucun mérite ni aucune considération à si ZBIDI, mais force est de reconnaître que certains passages sont éminemment politiques.
L’épisode de la coupole avec M.M qui lui aurait sifflé le discours d’ouverture m’a fait rire aux larmes, et comme on dit dans le registre de la politique : c’est de bonne guerre, et ça, si Mohamed ne pouvait l’ignorer ! Last but not least, Le jeudi noir du 27 Juin 2019, on s’attendait à une histoire complète et révélatrice vu les enjeux et les menaces qui pesaient sur le pays, mais au lieu de cela, nous avons eu droit à une petite sortie de la porte de service en lisant que la thèse du complot n’était qu’une hypothèse !!! Franchement ce mot était de trop car il ne fait que mettre en doute toute cette partie de notre histoire. Voilà comment ce livre, riche en expérience, en don de soi pour la Patrie, en sagesse, ce livre qui nous fait sentir combien si Mohamed est un homme dans le fond du citoyen, laisse le lecteur sur sa faim quant aux grandes énigmes vécues par notre auteur.
La conclusion vient pourtant traduire, et sans équivoque, une triste réalité de l’état des lieux : dichotomie du pouvoir, démantèlement de l’Etat, débuts chaotiques de la démocratie, marchandisation du pouvoir, ceux qui ont fait la révolution ne sont pas ceux qui en ont bénéficié… What else ? Autant de constats oh combien amers et immondes, mais dont les vraies causes que si Mohamed ne pouvait ignorer n’ont pas été bien exposées ! Un seul livre sur l’évolution de la Tunisie depuis l’indépendance aurait suffi, un livre avec tous ces chiffres et ces statistiques que notre respectable auteur maîtrisait à merveille, des chiffres qui ont toujours convaincu le responsable de l’époque sur la grande nécessité de s’accrocher au contrat social, seul moyen de venir à bout des inégalités et des tensions qui ne feront qu’augmenter sans une prise de conscience générale, et ce n’est pas encore trop tard ! « Faute de vision, le peuple vit sans frein », de la Bible ! Et de conclure avec cette citation de De Ferdinand Foch : « Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».
PS : j’ai lu et relu avec beaucoup d’émotion l’hommage posthume à Slim, Paix à son âme, et courage aux siens qui l’aiment si fort !