Par Anis BASTI
Se prévaloir d’un esprit rationnel et cartésien n’est point un trait distinctif de la personnalité du Tunisien qui est plus enclin à croire aux miracles et à se résoudre à la fatalité que de s’accommoder de la réalité et de se comporter en fin visionnaire qui sait se départir, quand il le faut, de ses émotions et ostraciser ses sentiments quand il fait appel à la réflexion. La Révolution est advenue à brûle-pourpoint pour, justement, apporter cette maturité et concilier le Tunisien avec la rationalité. Mais dix ans après, et une Révolution qui a complètement loupé les objectifs pour lesquels elle vit le jour, rien de tout cela ne fut acquis.
Au contraire, l’effervescence émotionnelle et la rasade des sentiments n’a jamais été aussi prégnante sur la scène politique que par les temps qui courent. Le piteux épisode de la Troïka dont les assassinats politiques furent la page la plus sombre engendrant un mouvement contestataire sans précédent, a fini par congédier le gouvernement en place et lui substituer un gouvernement apolitique valant à la Tunisie, pour la première fois de son histoire, le prix Nobel de la Paix décerné au Quartet. D’aucuns avaient cru que les élections de 2014 qui ont porté au pouvoir Nida Tounes et BCE, conjuguées au consensus que le vote de la Constitution a occasionné, allaient enterrer les chimères des années post-révolution et en finir, une fois pour toute, avec le cauchemar des dissensions idéologiques et ressentiments du passé. Mais les velléités prédatrices des uns et les compromis bassement vils au préjudice de la justice sociale des autres, ont maintenu vive la flamme du schisme et accentué la rupture entre la classe politique et un peuple épris de désenchantement et de désaffection envers ceux qu’il a élus. Ce faisant, la question qui mérite que l’on se la pose pour en finir avec l’enchainement effréné des déceptions et des illusions perdues est la suivante : peut-on espérer de voir surgir (de nulle part) une classe politique qui saurait enfin traduire les aspirations en concrétisations et redonner aux Tunisiens confiance en leurs dirigeants ? Un vœu pieux pour certains, un but réaliste pour d’autres moyennant une overdose de patience.
L’opinion publique Tunisienne oscille entre espoir et désillusion. Elle est de plus en plus sceptique par rapport à la faculté de la démocratie à améliorer le quotidien du citoyen en termes de pouvoir d’achat et de paix sociale et à convertir le rêve d’une vie meilleure que la Révolution a essaimé en points de croissance et partage équitable des richesses. Mais surtout à son incapacité criarde à asseoir la justice au sens large du terme et dans toute son acception. Pis, c’est au nom de laquelle que sont commises les pires exactions et perpétrés les violations les plus abominables à l’encontre des institutions de l’Etat et du principe d’égalité devant l’application de la loi. Cette posture qui s’inscrit dans un registre purement émotionnel, dresse un voile réfractaire à toute vision réaliste et lecture pragmatique de ces malencontreux événements dont sont responsables les politiques de tout acabit. La bipolarisation, auparavant larvée, qui a refait surface depuis plus d’une décade, est symptomatique de cette opiniâtreté qui caractérise les ressorts de vote et cet ancrage émotionnel claquemuré dans l’outrance nostalgique, les rancœurs du passé et l’esprit vindicatif. Déjà l’opération électorale en bave de deux fléaux majeurs à savoir, la réticence à s’inscrire dans la plateforme de l’Isie et l’abstention élevée à se présenter aux urnes le jour du vote. Quoi qu’il en soit, les résultats n’ont jamais été la réelle expression de la volonté du peuple des électeurs, et le pays est pris en otage par une minorité qui n’a rien à se reprocher sauf sa détermination et son sens de la citoyenneté quel que soit les couleurs politiques qu’elle daigne défendre. Justement, ce sont ces trois millions de nos concitoyens qui ont pris la peine de tromper l’index dans l’encre pour le teindre en indigo qui font la pluie et le beau temps en portant aux nues leurs formations fétiches consacrant du coup cette endémique bipolarisation qui, à chaque échéance électorale, se trouve de nouvelles figures et de nouveaux acteurs pour la maintenir vive.
Obnubilés par la fracture idéologique que les deux camps ne rechignent pas à exacerber à coup de déclarations calomnieuses et allégations incendiaires, les électeurs des deux bords affichent une disposition déconcertante à céder, sciemment ou à leur insu, à cet attrape-nigaud qui, en réalité, ne fait que pervertir toute l’opération électorale et enfoncer davantage le pays dans les abîmes de la déliquescence et de la paupérisation. Toutes les promesses et intentions, aussi vertueuses et honnêtes soient-elles, que les protagonistes débitent dans des discours destinés à la consommation médiatique et dénués de tout scrupule, ne peuvent voir le jour tant que tout le monde regarde dans le rétroviseur du passé et nourrit le fantasme de ressusciter ses références glorieuses et héros d’une époque que le cours naturel de l’évolution a classés dans les livres d’histoire et archives nationales pour faire partie intégrante de notre mémoire collective. Cette posture réactionnaire et conservatrice trahit un déni de progrès et une défiance par rapport à l’avenir qu’ils appréhendent et craignent au plus haut degré. Elle fait également office d’un aveu d’impuissance dans leur capacité à renouveler certains paradigmes désuets et à affronter témérairement le destin avec des mécanismes de pensée et de gouvernance modernes, affranchis des atavismes primitifs et attitudes moralistes et dogmatiques. Il faut se rendre à l’évidence que toutes les tares et tous les complexes séculaires de la société, amoncelés depuis des générations, trouvent leur creuset dans cette fameuse urne le jour du vote et sont traduits dans des bulletins qui laissent répandre des émanations fétides de fanatisme, de clientélisme et d’animosité comme si les élections sont une partie de pugilat et les candidats sont des gladiateurs prêts à achever brutalement leurs rivaux du jour. Face à l’abstention de vote record des jeunes et leur désintérêt total de la politique, la Tunisie continue à être cornaquée par une génération biberonnée à la nostalgie d’un passé glorieux peu importe si celui-ci est affublé de références religieuses, patriotiques ou culturelles. Cette génération n’arrive pas à se saisir de la réalité sans s’adosser à des figures et représentations légendaires sans lesquelles elle se sent paumée, désarçonnée et dévoyée. En sus, elle porte les stigmates et frustrations d’une époque révolue sans pour autant se reconcilier avec cette face sombre du passé et se projeter mordicus dans les défis majeurs qui guettent la postérité.
Décidemment, nous vivons une sorte de mise sous scellée d’un pays qui n’arrive pas à s’affranchir du joug de la mémoire comme si cela relève du sacrilège que d’en construire une nouvelle à partir des fondamentaux de la contemporanéité et des prétentions d’une jeunesse universelle chargée en énergie et débordant de créativité. De grâce, laissez Omar ibn al-Khattâb et Bourguiba dormir tranquillement dans leurs tombes. Ils n’en demanderaient pas plus non seulement au regard de l’avilissement de la vie politique qui sévit de nos jours, mais aussi aux avancées technologiques et scientifiques monumentales que l’humanité a accomplies depuis. Ils s’avoueraient anachroniques et surannés pour tenir ces offices. Au point où les Tunisiens vouent un culte immodéré à la résurrection des figures légendaires de leur imagination et de leur passé, il serait fort à croire que le mythe du Phénix ait été leur création !