Par Anis BASTI
Dans une représentation fidèle et translation conforme à notre réalité, les armoiries de la Tunisie pourraient bien prendre les allures d’une… baguette. Cet aliment pourtant à la recette et aux ingrédients rudimentaires – farine, eau et sel – revêt une signification existentielle et une symbolique religieuse eu égard aux secousses politiques et sociales qu’une augmentation de son prix, aussi dérisoire soit-elle, pourrait occasionner. Les natifs du mitan des années soixante dix et moins s’en souviennent qu’en 1984, la Tunisie connut l’une de ses émeutes les plus meurtrières faisant environ 143 morts parmi les civils. La cause: l’augmentation substantielle et abrupte par le gouvernement du prix du pain et de la semoule. Sans être dans le secret des dieux par rapport à ce sinistre événement et les soupçons de complot ourdi contre le Premier ministre de l’époque par une escouade du sérail d’un Bourguiba attrapé par une sénilité de plus en plus marquée, le stratagème fit mouche et réussit à embraser tout le pays, du sud au nord (pour suivre le sens de contagion de la sédition). Oser toucher au prix de l’aliment qui est à la fois le moins cher et le plus bourratif, relève du sacrilège pour un peuple qui semble se résoudre à coexister avec l’indigence.
Quelques décennies plus tard, jalonnées d’une parenthèse d’absolutisme qui a apporté un simulacre de stabilité grâce à une relative maîtrise des prix des produits de première nécessité mais surtout à une main de fer qui confine à la terreur, le peuple s’est à nouveau soulevé réclamant l’abdication du satrape dont la chute précipitée trahissait une fragilité que le sursaut révolutionnaire a dévoilé au grand jour. S’il est une effigie que l’on peut attribuer à cette Révolution, c’est bien celle de ce gueux, les lèvres pinçant une clope, pointant une baguette en direction des forces de l’ordre en guise d’arme à feu comme si cette pitance est l’unique symbole de résistance du peuple démuni et l’emblème fédérateur de la contestation. En Tunisie, ce sont toujours les victuailles qui font la pluie et le beau temps et guident les lignes directrices de l’action gouvernementale et la politique générale du pays dans le seul but de se prémunir contre l’ire d’un peuple que la phobie de ne pas pouvoir se goinfrer le fait sortir de ses gonds. Cette posture pusillanime prend toute sa mesure dans les subsides que verse l’État au bénéfice des produits de première nécessité et particulièrement alimentaires par le biais de la Caisse de compensation. Ce mécanisme dont la rationalisation et la direction vers les couches les plus nécessiteuses relèvent de l’aporie et enfoncent davantage le pays dans une crise économique qui semble inextricable en l’absence de réelles et douloureuses réformes, est orienté à 60% vers les dépenses alimentaires principalement le pain, la semoule, les pâtes, le couscous, le lait, le sucre et l’huile végétale. En 2020, 1,8 milliard de dinars sur 3,1 que la Caisse de compensation a dépensés, ont attéri dans l’estomac des Tunisiens et, indirectement, dans celui des quelques 1,8 million de touristes qui ont bien ravi leurs papilles dans les restaurants et snacks des unités hôtelières toutes catégories confondues, de surcroit à des tarifs bradés. Acculé à y opérer des réformes urgentes, l’actuel gouvernement est plus que jamais aux abois. Ceux qui s’y sont essayés bien avant lui – et combien ils sont nombreux -, savent bien que ce n’est pas une sinécure car, détrompez-vous, au pays de la Révolution du Jasmin qui s’est attribuée comme slogans la dignité et la liberté, on ne badine pas avec le gavage des bedaines.
Cette vérité corrobore, dans une certaine mesure, les assertions négationnistes qui soutiennent l’idée du décalage entre les prétentions et les tracas du quotidien du peuple et les clichés brandis par les politiques que leur exercice calamiteux du pouvoir a trahi leurs visées prédatrices et dont le seul but était de mettre le grappin sur les fonctions régaliennes. Le phénomène est même devenu un argument de campagne et la clé de voûte des populismes de tous bords. On en use à l’envi et sans scrupule tant que l’électeur lambda demeure solidement accroché au premier besoin de la Pyramide de Maslow, à savoir satisfaire ses besoins physiologiques sans trop se prendre la tête pour grimper vers le haut de la hiérarchie, notamment les besoins d’estime et d’accomplissement. Du pain bénit pour les rapaces qui affectionnent l’art de la pêche en eaux troubles. Le désenchantement qui a particulièrement gagné le petit peuple, a généré un élan nostalgique sans précédent en faveur de l’ancien régime. Qui l’eut cru au moment où Ben Ali prit la fuite le 14 janvier 2011. L’aigreur se lit sur le visage de tout un chacun. Le citoyen, au bout du rouleau, ne pouvant retenir sa profonde exaspération à l’égard de l’intégralité de la classe politique qui a réduit son pouvoir d’achat comme une peau de chagrin principalement à cause de la cherté galopante du couffin de la ménagère. Acquérir un logement ou partir en vacances ne se posent même pas pour la majorité des Tunisiens, croulés sous les dettes, n’arrivant plus à joindre les deux bouts. Le mois de Ramadan est, pour le Tunisien, synonyme de réjouissance des papilles et d’assouvissement des désirs gourmands. Sa récurrence dans le temps est à chaque fois une occasion renouvelée pour confirmer l’attachement atavique à cette attitude boulimique muée en véritable culte. L’ascétisme et le contrôle des réflexes consuméristes que le Ramadan devrait promouvoir à la faveur de la spiritualité et d’une certaine forme de chasteté par l’épreuve du jeûne, sont relégués au second plan car, tout compte fait, l’avidité a eu raison de la spiritualité. Le marketing à outrance et l’invasion des émissions culinaires pendant ce mois « saint » ne font qu’exacerber ces vices et cette culture de l’excès au bonheur des industriels, distributeurs et commerçants des produits alimentaires. Il importe aux historiens, sociologues, psychanalystes et autres psychiatres de se pencher sur ce phénomène, certes qui relève d’un besoin physiologique et instinctif, mais qui prend des proportions démesurées dans notre société que l’on observe tout bonnement dans le prisme du mois de Ramadan et de celui des crises politiques, sociales et sanitaires majeures – révolution, confinement, annonces de pénuries – où les citoyens prennent d’assaut les commerces d’alimentation pour dévaliser en un tournemain leurs étals. Une fois de plus, ce comportement fait ses choux gras aux vampires de la spéculation et de la contrebande qui ne peuvent que s’en réjouir de cette frénésie de consommation qui confine à la psychose. Ce phénomène pourrait trouver son explication dans les crises majeures qui ont jalonné notre histoire et fait endurer à nos aïeuls les pires souffrances engendrées par les guerres et leur corollaire, la famine. Il est fort à parier que la génétique s’y soit mêlée en inscrivant cette propension immodérée à s’engraisser et à se sustenter sans repu dans le patrimoine génétique collectif des Tunisiens. La Révolution qui a plongé le pays dans l’aventure démocratique, n’a malheureusement pas éveillé les consciences dans le sens large du terme.
Décidément, le Tunisien ne s’est pas départi des vieux réflexes pour lesquels il s’est, en principe, soulevé. Au contraire, la course effrénée aux voix conjuguée à la déliquescence de la gouvernance, ont poussé des protagonistes politiques épris d’opportunisme, à caresser le peuple dans le sens du poil quitte à l’enfoncer davantage dans ses travers. Dans une époque antérieure et sans tomber dans le parallélisme des formes, si Bourguiba avait réussi en partie à mettre le pays sur les rails de la modernité et du développement, c’est parce qu’il a fait preuve d’intrépidité et de stoïcisme en bousculant les stéréotypes et les dogmes qui sclérosent la société et empêchent toute réforme vertueuse à prendre forme. À l’aube de l’indépendance, l’État a joué son rôle providentiel d’éducateur et a usé de son pouvoir coercitif pour moderniser la société, parfois contre son gré, et ostraciser les codes surannés combien bien même affublés du sacré. Aujourd’hui, au train où vont les choses, on voit mal surgir des entrailles de ce système politique batard et perverti par la corruption, les collusions et le clientélisme, une quelconque volonté bienveillante qui ferait fi des intérêts des uns et des autres et dirait au peuple ses quatre vérités en face. Pis, les politiques actuels sont même devenus la pierre d’achoppement à une réelle prise de conscience collective et citoyenne qui, hélas, demeure confinée dans des sphères de société élitistes et fermées. A t-on suffisamment pris conscience des dangers d’une alimentation malsaine ? Sommes-nous assez avertis des risques considérables sur la santé d’une alimentation trop sucrée, trop salée ou trop grasse ? Sait-on qu’une grande consommation de pain blanc et de farine nuit au plus haut degré à l’équilibre métabolique du corps ? Autant de questions qui trouvent leur réponse dans le faible taux en Tunisie des végétariens et autres tendances alimentaires plus radicales – les végétaliens ou vegans en anglais à titre d’exemple -. Quand est-ce que nos concitoyens se rendront-ils compte qu’une alimentation saine coûte beaucoup moins cher que celle riche en toxines animales, fritures et autres sucreries qui favorisent l’apparition de maladies chroniques à l’instar du diabète, du cholestérol et de l’hypertension artérielle qui font fureur en Tunisie ? L’ironie du sort a fait que le même peuple qui a dit « dégage » au despotisme, une décade plus tard, il implore le sort de le ressusciter à nouveau. Les chantres de la Révolution doivent revoir leur copie car il se trouvé que la vraie source d’oppression de la population est bien leur propre panse.